Crue: ma ville, les pieds dans l’eau – et tout peut changer

Que faire quand la Seine vous empêche d’aller à la rédaction de Reporterre ? Redécouvrir sa ville, scruter les remous de son histoire, et s’immerger dans les conséquences d’un urbanisme au bord du fleuve. Qui pourrait se transformer, si l’on vivait… avec le fleuve et pas seulement contre. Par Maxime Lerolle (Reporterre)

 Choisy-le-Roi (Val-de-Marne), isolé spécial

Une crue peut avoir de curieuses conséquences sur le métier de journaliste. Voilà trois semaines que j’ai commencé mon stage à Reporterre. Et voilà qu’un obstacle de taille s’interpose entre mon domicile et les locaux de la rédaction : la Seine.

J’habite à Choisy-le-Roi, l’une des rares communes, avec Paris, à s’étendre sur les deux rives du fleuve. Position qui a ses avantages, et ses inconvénients : la ville se trouve régulièrement inondée. Construit le long de la rive gauche, le RER C, axe vital qui relie le centre-ville à Paris, figure parmi les premières victimes. Par chance, la crue n’ayant pas atteint le record de 1910, le train poursuit encore sa route jusqu’à la gare d’Austerlitz, mais il ne peut aller plus loin alors que normalement, il longe la Seine vers l’ouest. Mais là, avec la crue, le trajet est interrompu depuis mercredi 24 janvier. Résultat : on descend à Gare d’Austerlitz et on prend le métro, et changement occasionne bien sûr des trajets plus longs.

Le terminus provisoire à Austerlitz cause cependant de sérieux embouteillages de passagers. Pressée sur les quais, la foule se bouscule à la station Bibliothèque François Mitterrand, dernier arrêt commun aux lignes Sud et Est du RER.

Néanmoins, si les inconvénients des transports en commun provoqués par la crue du fleuve compliquent la vie des Choisiyens, le phénomène lui-même en étonne plus d’un, en bien ou en mal. Sur le quai du RER, à Choisy, Mounia Sissoko confesse « avoir peur » d’une telle masse d’eau, Hamlad Abdelmadjid, lui, s’amuse de l’événement : « ça sort de l’ordinaire ».

Cette perception mi-figue mi-raisin est particulièrement sensible dans le quartier du Port. Avec la Prairie, plus au Sud, et les Gondoles Sud, sur la rive droite, le lieu fait partie des zones les plus touchées par la crue, comme au printemps 2016. Rien d’étonnant, puisque, comme l’indique le Plan de Prévention des Risques Inondables de 2007, elles se situent toutes en vigilance orange.

La région de Choisy-le-Roi, de part et d’autre de la Seine. La zone colorée en bleu est inondable

Or, depuis 2007, le quartier a bien évolué. En pleine extension, le Port sert de vitrine du nouveau Choisy. Depuis plusieurs années, la municipalité communiste travaille à la « reconquête » du fleuve, auparavant bordé d’installations industrielles. L’été dernier, des quais y ont vu le jour, frangés d’une promenade piétonne et de la route cyclable reliant la Norvège à Saint-Jacques-de-Compostelle. « Nous avons fait du Port un lieu agréable et bucolique, avec beaucoup d’espaces verts, d’attractivité économique et une vocation touristique croissante », s’enthousiasme Didier Guillaume, maire de Choisy-le-Roi, joint par téléphone. L’élu imagine déjà de nouvelles « promenades sportives » le long des quais, à l’occasion des Jeux Olympiques de 2024, qui permettraient une « démocratisation du sport ». Chaque panneau de chantiers se prête au dynamisme municipal : « La ville s’ouvre sur son fleuve » clame chacun d’eux. Aujourd’hui, c’est plutôt le fleuve qui s’ouvre sur la ville.

Aux pieds de la médiathèque Aragon, bâtiment tout de verre et d’acier, figure de proue du projet urbain, trois cygnes se dandinent. La Seine a envahi les quais, coupé la rue, et permis à divers oiseaux aquatiques de s’égayer sur le bitume. Le soleil d’hiver se reflète avec sérénité dans les eaux calmes. En dépit de la montée des eaux, tout respire la douceur de vivre. Autour de cette drôle d’image de cygnes se rendant à la médiathèque, les badauds flânent. Quelques-uns contemplent le fleuve ; d’autres s’improvisent photographes paysagistes ; certains, enfin, laissent leur chien batifoler dans l’eau.

Les réactions des passants se révèlent ambivalentes. Pour les riverains, la crue est évidemment source de perturbations. Khady, une enfant du quartier, s’en fait la porte-parole : « Ça nous dérange. On ne peut plus aller à la médiathèque, ni sur les quais, et on a les chaussures trempées ! » Sa camarade Erika s’attarde sur les conséquences à l’intérieur des immeubles : « Les parkings sont fermés. Et maintenant, il y a des planches dans les halls d’entrée ». Mais pour d’autres, comme Sarah Clejan, ébahie par les cygnes, la crue apporte un instant « bucolique ».

Une position que partage Ali Id Elouali, membre du conseil municipal et adjoint au maire en charge de l’écologie urbaine. Déambulant le long des rues paisiblement submergées, l’élu écologiste trouve à cette « parenthèse enchantée » des vertus inespérées : « On voit enfin le fleuve ! D’ordinaire, la Seine pourrait disparaître qu’on ne s’en rendrait même pas compte, tellement on l’a corsetée. Mais grâce à la crue, les gens réapprennent à vivre avec elle. Il nous faut retrouver l’imaginaire du fleuve, à la fois confident, et inquiétant. » Opposant à la ligne « productiviste » de la majorité municipale, il plaide pour un nouvel urbanisme, lui aussi appuyé sur le fleuve, mais désormais doté d’une « personnalité morale » : « Il faut accorder des droits au vivant. Juridiquement, il nous faudra prendre en compte la Seine lors du prochain Plan Local d’Urbanisme, et ne pas vivre dans son déni comme jusqu’à présent. Nous devons créer une identité culturelle du fleuve, qui irriguera la ville entière ». Et pourquoi pas jusqu’à imaginer un « marché flottant, comme en Asie, qui relierait les deux rives » ?

Ce programme politique teinté d’idéalisme ne convainc pas Lionel Juglair, président de l’association Graines de Seine et du jardin partagé situé dans le parc de la Grande Mademoiselle, en bordure du cours d’eau. « La rêverie poétique ne changera pas la ville. » Pessimiste, il regrette qu’il soit « déjà trop tard. La solution, ç’aurait été de faire autrement avant. La crue vient très clairement de la bétonisation du quartier. Lorsque ce n’était qu’un terrain vague, la zone était moins inondable. » Un avis qu’il partage avec Ali Id Elouali, à qui la nouvelle crue, après celle de 2016, inspire une image originale : « C’est le pyromane qui joue à l’ambulancier. »

Au Port, chaque crue ramène à la surface le passé industriel de la ville, et surtout, de sa désindustrialisation, toujours mal digérée. Aux voix qui l’accusent d’avoir bétonisé l’endroit, Didier Guillaume répond avec pragmatisme : « Auparavant, il y avait ici des cuves Shell, très proches du fleuve et du reste de la ville. Ne valait-il pas mieux les raser et y construire une médiathèque pour la sécurité et le bien-être de tous ? » Le maire explique ainsi l’urbanisation du Port comme une manière de rompre avec l’héritage industriel : « Les banlieues ouvrières avaient historiquement tendance à considérer la Seine de manière strictement utilitaire. Elles se développaient dos à elle, pour ainsi dire. À présent, nous devons retourner au fleuve. »

S’il part lui aussi du douloureux passé communal, Ali Id Elouali propose une autre voie de développement, fondée sur la résilience. « Une ville est résiliente aux plans écologique et psychologique. Écologique, car il s’agit de nous adapter aux conséquences de l’emballement climatique. Psychologique, parce que dans les anciennes banlieues ouvrières, il nous faut dépasser le trauma de l’industrialisation pour apprendre à vivre avec la nature ».

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