Quand la ville ensevelit les sols

L’étalement urbain accentue la pression sur les terres en gommant une batterie de services écosystémiques indispensables aux équilibres planétaires. Un article de Paul Molga, publié dans Les Échos le 13/01/2018, qui souligne les conséquences sur le cycle de l’eau et le climat.

Routes, infrastructures publiques, parkings, zones commerciales et pavillonnaires, aéroports… Avec l’étalement urbain, les sols se couvrent partout d’un épiderme étanche qui inquiète de plus en plus les chercheurs.  Dans une expertise scientifique livrée avant Noël pour aider le gouvernement à élaborer une stratégie de lutte contre l’artificialisation des sols, l’Inra (Institut national de la recherche agronomique) et l’Ifsttar (Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux) s’alarment des dommages que fait peser le bétonnage sur l’environnement de l’homme : fragmentation des paysages, perturbation des écoulements hydrologiques, pollution des milieux, grignotage de la biodiversité, hausse des températures, augmentation des nuisances acoustiques, disparition des terres agricoles… « Ce mécanisme est devenu la principale menace pour la santé des terres fertiles », résument les deux instituts.

Selon leur constat, un peu plus de 51.600 kilomètres carrés, soit 9,4 % du territoire français, sont déjà perdus et, à cause de l’emprise grandissante des villes, le phénomène s’accélère : au rythme de 236 hectares chaque jour, près de 6.000 kilomètres carrés ont été dérobés aux espaces naturels depuis 2006, l’équivalent de la superficie du département du Gard.

7 millions d’hectares

Au total, ces cinquante dernières années, ce sont ainsi 7 millions d’hectares de terres qui ont été enterrées sous l’asphalte, au bénéfice de l’habitat (40 % des espaces artificialisés), du foncier économique (entreprises, entrepôts, commerces, pour 30 %) et des infrastructures de transport (30 %). Or, cette fringale, plus intense que celle des vers de terre, ronge principalement les terres agricoles : en 2009, ces dernières représentaient encore 54 % du territoire. Depuis, selon le Commissariat général au développement durable, l’artificialisation s’est faite à 90 % aux dépens des sols fertiles.

La France n’est pas seule à subir la pression de ce fléau. Depuis 1990, pas moins de 1.000 kilomètres carrés de terres du Vieux Continent passent chaque année de campagne à ville, selon les calculs d’un pool de chercheurs dans un document de travail publié par la Commission européenne.

« En supposant une évolution linéaire au même rythme, nous aurons reconverti dans un délai historiquement très court – à peine cent ans – une superficie de terres comparable au territoire de la Hongrie », explique le spécialiste en biodiversité à l’Agence européenne pour l’environnement Markus Erhard, l’un des experts qui ont contribué à ce travail de compilation de données scientifiques. A ce jour, la superficie totale des sols imperméabilisés en Europe dépasse 1 million de kilomètres carrés, soit 2,3 % de la superficie de l’Union européenne et une surface de 200 mètres carrés pour chacun de ses ressortissants.

Des échanges intenses

Or, sous cette « peau de rhinocéros » couve un véritable bouillon de culture. Sur 30 centimètres d’épaisseur moyenne, la couche féconde de terre abrite d’intenses échanges biologiques et physico-chimiques. Ses services écosystémiques sont essentiels aux équilibres planétaires. Elle filtre l’eau et les polluants, contrôle le régime des eaux superficielles et l’alimentation des eaux souterraines, régule le cycle du carbone, de l’azote et des gaz à effet de serre, fournit les éléments indispensables à la production végétale et sert d’habitat pour près de 80 % de la biomasse terrestre. « C’est le milieu le plus riche de notre environnement. Il y a plus d’organismes vivants dans une cuillère à soupe de terre qu’il n’y a de gens sur la planète », résume le microbiologiste Claude Bourguignon, fondateur, il y a vingt-cinq ans, du Laboratoire d’analyse microbiologiques des sols.

C’est aussi l’un des plus fragiles, constitué au terme d’un processus d’altération et de dégradation extrêmement lent de la roche. Un lichen s’installe, des insectes viennent le manger et déposent des déjections et des débris de toute sorte. Une graminée peut y prendre racine. Elle attaque la surface de la roche, fabrique de la matière organique qui va s’y mélanger et se décomposer. Au fil des saisons, une plaque de terre se constitue. Un millier d’années plus tard, si elle n’est pas lessivée ou soufflée, elle peut s’épaissir d’un bon centimètre.

Mais un rien suffit à balayer ce travail. Selon la FAO, 33 % du sol planétaire est dégradé modérément ou fortement en raison de l’érosion, de la perte de matière organique, de l’épuisement des nutriments, de l’acidification, de la salinisation, du compactage et de la pollution chimique. « Le rythme de détérioration est désormais supérieur à la pédogénèse qui construit les sols », alerte l’agronome Yves Le Bissonnais, directeur de recherche au Laboratoire d’étude des interactions sol-agrosystème-hydrosystème (Lisah). Partout où le bitume gagne, les équilibres s’effondrent, l’activité biologique recule et les sols s’appauvrissent, se tassent ou disparaissent.

L’imperméabilisation exerce en particulier des pressions considérables sur les ressources en eau et sur l’état écologique des bassins hydrographiques. Un sol parfaitement fonctionnel doté d’une structure, d’une texture, d’une profondeur et d’une teneur optimale en matière organique peut emmagasiner jusqu’à 300 litres d’eau par mètre cube. Mais, scellé, il favorise le ruissellement et les inondations, altère et raréfie les eaux souterraines et, surtout, perturbe le cycle de l’évapotranspiration avec des conséquences radicales sur l’augmentation des températures.

Les experts sont formels : la mortalité urbaine augmente de 1 à 4 % chaque fois que la température s’élève de 1 degré au-dessus du seuil habituel maximum enregistré localement. « Une structure de ville compacte pratiquement dépourvue d’espaces verts consomme énormément d’énergie et crée localement des îlots de chaleurs délétères », résume l’architecte Corinne Vezzoni.

Avec les urbanistes, elle est en première ligne sur le front des alternatives à l’artificialisation des sols. « Réglementairement, tout est constructible à l’exception des zones classées. Faisons l’inverse, suggère-t-elle : rendons le territoire inconstructible à l’exception des zones autorisées, notamment sur les friches urbaines. » Strasbourg veut donner le « la » : pour 200 millions d’euros d’investissement, la plus vaste zone commerciale de l’agglomération va y subir un lifting sans précédent avec la création de logements et d’espaces verts rendus au sol.

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