La nébuleuse bleue

« S’engager pour l’eau potable : de l’indignation à la régulation civique » c’est le titre d’une thèse de sociologie soutenue par Cécile Tindon à Strasbourg en juillet 2018.  Elle traite de la formation progressive, à partir des années 1990, d’un tissu associatif dédié à l’eau potable et de la manière dont cette « nébuleuse bleue » contribue à la régulation du secteur. Dans sa préparation, Cécile Tindon a assisté au Forum alternatif mondial de l’eau à Marseille en 2012, aux premières réunions de la Coordination Eau bien commun France et a rencontré des militant-es de la Coordination EAU Île-de-France et de nombreuses organisations (la Fondation France Libertés, la CACE, Eau secours 45…) Autant dire que sa réflexion nous concerne et nous passionne! Ci-dessous le résumé, quelques extraits et le lien vers l’ouvrage complet.

La thèse analyse comment des usagers, ayant expérimenté un problème vis à vis du secteur de l’eau, se rassemblent en publics au sens de Dewey (1927) pour mener une enquête sociale à son propos. Ces individus s’indignent, s’engagent et acquièrent des connaissances et des compétences relatives à la gestion du service. Ils exercent, dans des registres à la fois critiques et contributifs, une régulation qui leur est propre et qui est qualifiée de civique. Cette régulation civique est constituée de trois composantes complémentaires : la politisation de l’eau qui permet de maintenir une attention publique sur le sujet, l’exercice d’une vigilance sur les responsables du secteur, et la participation dans et hors des arènes prévues à cet effet. Cette régulation civique, qui s’exerce souvent en conflit avec les élus et les opérateurs, va agir sur le secteur de l’eau comme un contre-pouvoir démocratique au sens de Rosanvallon (2006).

La régulation civique (p 23)

« Nous proposons la thèse suivante: les publics de l’eau, à travers leurs interventions dans le secteur de l’eau, l’exercice de la critique et la mise en oeuvre d’un pouvoir d’inspection et de jugement, produisent une forme inédite de régulation locale du secteur de l’eau, à la fois contributive et contestataire, la régulation civique.

(…) Il n’y a pas un régulateur mais une régulation qui a lieu lors des interactions entre les différents acteurs de l’eau qui cherchent à appliquer les règles mais aussi à les adapter à la réalité, et à faire triompher leur point de vue ou leur intérêts. Pierre Bauby revendique d’ailleurs l’ouverture de la régulation qui doit devenir une régulation « d’acteurs » et non une régulation « d’experts »: « la régulation ne saurait relever ni des seuls responsables politiques, ni de la seule expertise administrative mais de la confrontation de la pluralité des approches, de leur mise en relation, en négociation. Elle suppose de mettre l’accent sur la transparence et l’intervention des populations et des citoyens, tant le contrôle sociétal est garant de l’efficacité de la régulation » (Bauby, 2003, p33)

La régulation civique est donc à notre sens une forme que prend la régulation du secteur de l’eau quand elle est mis e en oeuvre par les acteurs des publics de l’eau qui cherchent à faire reconnaître leur existence et leur point de vue, tout en voulant jouer un rôle dans la gestion du secteur et de ses problèmes. »

Petite architecture d’une nébuleuse composite (p 68-72)

 « Le tissu associatif de l’eau potable se distingue (…) par le fait qu’il est à la fois plus jeune et moins étendu. Il est difficile de parler à son sujet d’un seul et même ensemble associatif tant les collectifs et les acteurs semblent différents, éclatés sur le territoire, et leurs efforts répartis sur différentes échelles et objets. Entre mobilisations locales autour des services de l’eau et organisations tournées vers l’Europe ou l’international, il est parfois difficile de leur trouver un point commun, si ce n’est un même objet, l’eau potable, des objectifs partagés comme sa protection et son accès, et un même sentiment d’indignation et d’injustice vis à vis des élus et du secteur privé souvent désigné comme les « majors » ou « les multinationales de l’eau ». Nous proposons de voir la nébuleuse bleue comme divisée en deux grandes composantes: nous distinguons d’une part les publics de l’eau, c’est à dire les mobilisations locales autour d’enjeux liés au service de l’eau, et d’autre part le Public de l’eau au sens large, soit l’ensemble peu unifié des publics en réseaux et d’autres acteurs concernés différemment par la question de l’eau et engagés à son propos (élus, professionnels de l’eau, universitaires, acteurs associatifs de l’environnement ou de l’humanitaire…)

Les publics locaux de l’eau ou les mobilisations locales pour l’eau potable

Dans un premier temps, nous allons adopter une mise en perspective chronologique pour traiter de la mobilisation des publics de l’eau, en revenant sur leur mobilisation, en distinguant deux vagues successives: une première dans les années 1990 puis dans les années 2010 (…)

Une première vague de mobilisation dans les années 1990: « affaires de l’eau » et prix de l’eau

On peut marquer le début d’une mobilisation pour l’eau potable en France aux années 1990. Elle est liée à une rupture au niveau de l’individu dans son accès à l’eau, souvent liée à la survenue d’augmentations de prix de l’eau, des problèmes de qualité ou de gestion de l’eau (…)

La mobilisation d’Eau Secours Grenoble peut paraître emblématique des mobilisations d’associations d’usagers de l’eau des années 1990 et ce par plusieurs aspects, dont les répercussions de cette affaire qui touchent une grande ville et un maire également ministre du gouvernement de Jacques Chirac puis d’Edouard Balladur. Elle est aussi emblématique des publics de l’eau dans le répertoire d’action  dans lequel puise l’association et qu se distingue du répertoire des associations de consommateurs généralistes par sa dimension contestataire.

Ce répertoire donne une large place à l’expertise comme source de légitimité (produit d’un effort d’apprentissage, de compréhension, de lecture de document, de création d’indicateurs propres), à l’action en justice (devant des tribunaux administratifs, de grande instance, au Conseil d’Etat) mais il met en oeuvre aussi des pratiques de résistance, comme la rétention des factures « factures d’eau: on paie le juste prix ! » -pour l’obtention d’un remboursement de trop perçus-, d’information avec des campagnes d’information, des tracts « des ronds dans l’eau » et des lettres mensuelles. Un travail préalable sur les prix de l’eau et l’analyse des factures mène à une réflexion plus large sur la qualité de l’eau, du service, a participation des usagers et le mode de gestion (…)

La seconde vague de mobilisation dans les années 2010

Nous parlons d’une seconde vague de mobilisation, puisqu’après les années 1990, les années 2010 sont l’époque de la création de nombreuses associations: nous recensons la création de plus de 80 associations entre 2005 et 2016. Les associations portent le plus fréquemment le titre d’associations d’usagers de l’eau ou de collectifs citoyens, au contraire des associations dites de « consommateurs » des années 1990. Elles se mobilisent autour d’enjeux en partie redirigés vers le mode de gestion, même si la question du prix reste souvent un point de départ de la mobilisation et un élément moteur?. Les publics de l’eau se mobilisent ainsi souvent en vue de l’échéance anticipée des contrats de délégation suite à un arrêt du Conseil d’Etat en 2009.

Nous pouvons considérer avec Sydney Tarrow (1994) que cet arrêt dit Olivet est une première fenêtre d’opportunité politique, liée à une seconde, les élections municipales du printemps 2014le de fenêtre d’opportunité puisque ces éléments rendent le système politique plus vulnérable aux revendications des groupes mobilisés, et alimentent la mobilisation.  »

Différentes formes d’expertise (p 170-172)

« Les publics de l’eau vont solliciter des expertises professionnelles mises au profit de l’action militante, des expertises militantes, composées des savoirs acquis au cours de la mobilisation qui font des acteurs des « initiés » ou des « experts militants », ou l’expertise citoyenne telle que construite par des acteurs déterminé à mettre à rude épreuve l’expertise et les discours dominants. (…)

L’expertise citoyenne ou la contre-expertise

Pour nous, il s’agit d’une troisième forme d’expertise, qui ne repose pas sur un bagage professionnel ni sur une expertise militante, mais les hybride et se revendique comme une nouvelle forme autonome d’expertise.  C’est la forme d’expertise qui est revendiquée par certains acteurs de la coordination France et qui s’appuie sur la collaboration avec les associations mais aussi avec le monde universitaire (avec la réalisation d’un PICRI pour la Coordination EAU Île-de-France par exemple). Elle ne prétend pas être ou rivaliser avec une expertise technique mais, via un protocole de recherche, elle propose de construire d’autres manières de penser l’eau et sa gestion, en s’appuyant sur la légitimité de ses acteurs -les citoyens- et de sa démarche. Il s’agit à la fois d’une référence à des savoirs scientifiques, tels que la cartographie, mais aussi au bon sens ordinaire non plus de l’usager mais du citoyen. Cette forme d’expertise peut être vue comme reposant sur l’expérience du citoyen appréhendé comme un « expert de la démocratie » -comme l’usager l’est de son quotidien-, et de ce qu’il veut pour la vie de la Cité. Si elle repose sur une démarche scientifique avec l’accumulation de connaissances ou la sollicitation d’experts professionnels, elle se pose davantage comme une expertise politique (…)

Nous avons donc identifié un répertoire de savoirs qui peuvent être activés différemment en situation. Ainsi un militant pourra, dans un comité de gestion, faire appel à son savoir d’usage pour témoigner de la régularité d’une altération de l’eau du robinet, de son savoir professionnel pour attribuer le problème au mauvais entretien du réseau, de son savoir militant pour mener l’enquête et tenir tête aux organisateurs du comité, de son expertise citoyenne pour proposer des solutions…

Au sein d’un même collectif, des militants peuvent être mieux dotés en savoirs militants, et d’autres en savoirs professionnels; c’est leur capacité à agréger ces différentes formes de savoirs, en fonctions des compétences mais aussi des appétences des militants, qui  peut expliquer au moins en partie, le succès ou l’échec de la mobilisation. La montée en compétences rend capables et légitimes les acteurs qui sont ou deviennent des détenteurs de savoirs diversifiés. Cependant, en se déplaçant sur un terrain qui n’est pas le leur, les associations peuvent aussi fragiliser leur mobilisation et prennent le risque de s’acculturer.

***

Les savoirs deviennent une ressource à plusieurs facettes : une ressource contre le mépris, une ressource de légitimité, une ressource de satisfaction individuelle… Une fois forts de ces savoirs, les militants vont pouvoir contourner les situations de rejet ou de mépris, voire retourner certains stigmates comme celui du « profane » ou du « rigolo » et se lancer dans des activités de contestation, qui ont lieu dans l’espace public mais aussi auprès des instances judiciaires. »

L’efficacité de la nébuleuse bleue ( p 394)

« D’une manière générale, on peut reconnaître à la nébuleuse bleue, une efficacité dans la manière dont elle a permis d’accompagner et d’entretenir la publicisation de l’eau (Le Bourhis, 2009) soit l’insertion de l’eau dans l’espace public, mais aussi sa politisation soit l’insertion de l’eau dans un ensemble de débats. Les mobilisations pour l’eau potable contribuent à une réflexion d’ordre général sur l’eau, qui passe par une discussion sur le mode gestion, une interrogation de la qualité de l’eau, de son partage, de sa protection. La nébuleuse bleue peut être créditée d’un certain nombre de résultats, tout particulièrement d’avoir contribué à rendre la question de l’eau discutable, en remettant en cause le monopole de la citadelle technique, et en cherchant à ouvrir cette citadelle à des acteurs au départ « profanes » mais devenus initiés. Elle a contribué à une inflexion des modes de gestion en faveur de la remunicipalisation. Même si les militants ont parfois tendance à conclure un peu rapidement à une inversion des modalités de gestion de l’eau en faveur de la gestion publique, leur engagement, leur indignation et leur capacité d’investigation se sont diffusés par capillarité , et ont entraîné, sinon les retours en gestion publique, du moins une réflexion sur les modes de gestion et des renégociations de contrats de DSP.

De l’avis des interlocuteurs des publics de l’eau, responsables élus ou services, la mobilisation a entraîné une reprise en main du secteur de l’eau par la puissance publique » (…)

Lire la thèse de Cécile Tindon

Une réflexion sur « La nébuleuse bleue »

  1. Vayrana est née en 1994 dans le Pilat rhodanien et même si son combat d’un quart de siècle pour une gestion publique directe de l’eau n’a pas abouti, nous apprécions ce travail de thèse qui reconnait l’efficacité de cette « nébuleuse bleue ». Merci à Cécile Tindon

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *