La balade des naufragés est la première d’une série de quatre sur le versant d’un affluent de la Senne dans la commune bruxelloise de Forest. Ces promenades exploratoires, organisées par les Etats Généraux de l’eau à Bruxelles avec des groupes d’habitants de la commune organisés en comités, quartiers durables ou contrats de quartier durable, permettent un diagnostic des problèmes liés à l’eau. Elles sont suivies d’ateliers de cartographie collaborative (Map-it) pour l’élaboration de propositions de solutions et idées.
Après les quatre promenades et cartographies, une carte de synthèse est prévue. Elle sera présentée et discutée comme proposition d’un versant pilote à l’occasion d’une table ronde visant à réunir les habitants, les institutions locales compétentes en matière d’urbanisme et les gestionnaires de l’eau : institutions régionale, communale et fédérale et opérateurs de l’eau.
Cette première promenade dédiée au radeau des naufragés a réuni une bonne vingtaine de personnes : habitants du fonds de la vallée, et du haut du versant, militants de l’eau bien commun, curieux-curieuses bruxelloisEs ou venuEs de loin, la Coordination Eau Ile-de-France, radio Panik, Globradio, l’échevin (adjoint au maire) à l’urbanisme de Forest, et les experts, Kevin De Bondt, géologue du département Earth System Science, Vrije Universiteit Brussel (VUB), Valérie Mahaut, ingénieure civile architecte, enseignant à l’Université de Montréal et particulièrement intéressée par les « nouvelles rivières urbaines ».
Notre petite troupe est guidée par Françoise, habitante depuis 25 ans du bas Forest, et sa fille qui porte les cartes et panneaux préparés par la mère pour illustrer ses propos. Françoise nous a fait observer en détail l’océan de bitume qui encercle et forme le radeau, et les derniers espaces où l’eau fait surface, tristement sale et malodorante. En vraie naufragée-militante, elle s’est préparée comme une pro et nous conte avec passion, comment au fil des siècles et de l’industrialisation, la fréquence des inondations s’est accrue et les forestois du bas ont appris à vivre les pieds dans l’eau et dans le caca !
Le Geleytsbeek, affluent de la Senne, et sa vallée n’ont plus grand chose du havre de paix qu’ils étaient jusqu’au XIXème siècle. Etangs, bois et noues qui attiraient autrefois la bourgeoisie et ses loisirs ont disparu sous les industries, le bitume et le béton. Après la construction de la gare et l’arrivée de la voie ferrée, les entreprises s’installent au fil de l’eau, les habitants des villas fuient ce bas de vallée où migrent des pauvres à la recherche d’emploi… Même les religieuses de l’Abbaye de Forest abandonnent leurs étangs et leurs canaux. L’industrialisation et l’urbanisation se poursuivent, les étangs sont asséchés, les canaux enterrés.
La tendance n’a jamais faibli, et s’est même amplifiée à partir des années 1980. Depuis, le fonds de vallée a vu pousser, une station d’épuration, une gigantesque usine de construction automobile (anciennement Volkswagen, désormais Audi), le centre de compostage de Bruxelles, deux centres de tri des déchets et une usine de production d’électricité gaz-vapeur !
L’imperméabilisation massive des sols empêche l’infiltration des eaux de pluie et c’est bien là une des causes principales d’inondation du quartier de Saint-Denis, trois à quatre fois par an. Le Geleytsbeek, depuis longtemps devenu un égout puant, en-tuyauté, enterré sert désormais de collecteur. Sans aucun dénivelé et avec un tracé qui entoure le quartier et remonte son cours d’antan, il ne trouve plus d’autre exutoire que les cave-cuisines des habitants. Une partie du collecteur, sous l’usine automobile, ne peut plus être curée. Le sable des chantiers de tout le versant, la graisse à frite et de mystérieux vêtements s’accumulent et le bouchent… L’eau n’a plus qu’à déborder.
C’est ainsi que les habitants du quartier, les plus persévérants, chaussent régulièrement leurs bottes pour aller vider des seaux d’eau et d’excréments accumulés dans leurs caves. D’autres ne restent pas longtemps. Les plus aisés du quartier, par des systèmes plus ou moins coûteux de pompe, de surélévation des bouches d’évacuation ou de cuvage des caves se protègent précairement. Mais ces solutions individuelles apportent autant d’eau supplémentaire dans les caves des plus démunis. Les sans-papiers, notamment, à qui des propriétaires peu scrupuleux louent les entresols, sont régulièrement chassés par l’eau… et sans préavis !
Seul point positif dans ce sombre tableau que nous peint cette habitante exaspérée (mais loin d’être désespérée), une entreprise de design dans une ancienne usine, a aménagé dans sa cour, un tout petit étang verdoyant, offrant ainsi un échantillon minuscule des potentialités de paysage du quartier. Les petites maisons peintes de toutes les couleurs et les vieilles usines en brique rouge ne sont pas si désagréables à regarder lorsque la végétation trouve sa place dans le cadre.
Après plus de deux heures de marche rapide et le récit détaillé de Françoise, nous arrivons au TNG, bien essoufflés et étourdis d’information cartographique et catastrophique. Nous piqueniquons rapidement avant de nous retrousser les manches. C’est Dominique qui prend maintenant la parole pour orienter notre travail pour la fin de la soirée.
Aujourd’hui nous avons exploré le quartier le plus en difficulté du versant, le fonds de la vallée est logiquement le plus affecté par les inondations. Une partie des solutions viendront du haut du versant, mais il est important de nous concentrer sur ce que nous avons observé. Ce sera le but des prochaines balades que de tisser les liens de solidarité entre les habitants des collines et les naufragés, pour aller vers une gestion intégrale du bassin versant. Le géologue et la chercheuse nous conseillent de penser aux opportunités que nous avons pu observer pour l’eau de refaire surface, ils évoquent les « nouvelles rivières urbaines » comme solution possible pour ralentir, faire évaporer ou infiltrer l’eau…
Trois groupes se forment autour de cartes vierges du quartier, des étiquettes symboliques pour marquer les problèmes observés, les points positifs et les idées, les rêves mêmes. Les participants s’interrogent : doit-on rêver ou être réalistes ? Et je pense à cette phrase attribuée à Shakespeare : « Ils ont échoué parce qu’ils n’ont pas commencé par le rêve », et cette autre d’Oscar Wilde : « La sagesse, c’est d’avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue lorsqu’on les poursuit ». Un peu des deux sans doute, du rêve le plus fou au projet le plus pragmatique, un panel de solutions peut émerger de ce bouillonnement collectif…
Après une promenade aussi riche, malgré la fatigue et la nuit tombante, les cartes se couvrent vite de nombreuses étiquettes. Certains rêvent de voir l’usine disparaître, d’autres de voir les noues refaire surface, d’autres encore imaginent des marais permettant à la fois de faire tampon pour les crues et de filtrer l’eau tellement polluée… Nous n’avons pas le temps de faire la synthèse entre les trois groupes, mais une grande excitation et émulation animent encore les conversations jusque dans la nuit.
Les prochains rendez-vous pour les trois autres balades sont pris aux mois de septembre et octobre. Il faudra être prêts, solidaires, plein d’idées et de force pour la table ronde du 15 novembre.
Aventure à suivre…