Une tribune d’Anne Le Strat (adjointe au maire de Paris, chargée de l’eau, présidente d’Eau de Paris et Aqua publica europea) publiée dans Le Monde du 20 septembre 2013.
Rarement autant d’études et de rapports auront été publiés en une année pour analyser la politique de l’eau en France. Il faut dire que les enjeux sont de taille : dégradation de la qualité des ressources, conflits d’usages, problèmes de financement, manque de régulation et de contrôle démocratique. Autant de sujets qui devront être discutés lors de la conférence environnementale. Car, au regard du bilan, le modèle français de l’eau, tant vanté par certains, montre ses limites.
Un des défis majeurs concerne la qualité de la ressource. Depuis quarante ans, on constate une très nette régression des pollutions industrielles, domestiques et urbaines, mais un accroissement des pollutions agricoles et d’élevage liées aux nitrates et pesticides. Le constat est alarmant : 90 % des cours d’eau du pays connaissent, selon le Commissariat général au développement durable (CGDD), une « présence généralisée » de pesticides, et il est évident que nous ne pourrons pas atteindre le bon état écologique des masses d’eau d’ici à 2015, objectif assigné par la directive-cadre européenne sur l’eau, pour deux tiers d’entre elles. Un contentieux communautaire est en cours contre la France pour non-respect de la directive nitrates.
CAPTAGES DEVENUS IMPROPRES
Or ces pollutions diffuses ont de lourdes conséquences sur la santé publique. Elles ont également un coût colossal qui pèse en grande partie sur les ménages et conduisent à investir dans des usines de dépollution, quand elles n’obligent pas à l’abandon de captages devenus impropres à la production d’eau potable. Le coût complet du traitement annuel de ces excédents d’agriculture et d’élevage dissous dans l’eau serait supérieur à 54 milliards d’euros selon le CGDD, qui estime que ces pollutions agricoles génèrent sur la facture d’eau des dépenses supplémentaires comprises entre 640 et 1 140 millions par an, soit de 6,6 % à 11,8 % de la facture d’eau des ménages, en contradiction avec le principe pollueur-payeur.
Cette situation est le résultat de décennies d’encouragement au productivisme avec des pratiques marquées par le choix d’une agriculture intensive, et aussi d’une obstination à régler le problème de la pollution de l’eau dans une logique curative plutôt que préventive. Cet état de fait est aussi le fruit d’une carence démocratique au sein des comités de bassin des agences de l’eau qui font la part belle aux intérêts des représentants de l’industrie et de l’agriculture conventionnelle au détriment des usagers domestiques et des associations.
Alors qu’ils sont les principaux contributeurs financiers, les usagers représentent moins de 10 % des membres et ne peuvent donc influer sur les grandes orientations des programmes d’action.
Il est urgent d’inverser la tendance et de réconcilier politique de l’eau et politique agricole, en liant logiques économiques et environnementales. Il faut revoir nos instruments d’intervention, adapter nos leviers fiscaux et rendre plus efficaces nos outils de financement afin de promouvoir des pratiques agricoles compatibles avec la protection des milieux et des ressources aquatiques. Privilégions, au niveau des agences de l’eau, les politiques préventives pour maintenir une activité agricole sur le territoire tout en préservant la ressource à des coûts moindres. D’ores et déjà, des expériences en France et ailleurs ont démontré la pertinence de ce modèle préventif. Mais ces expériences locales ne font pas une stratégie nationale. Il est impératif de changer d’échelle et de passer à une agroécologie « systémique ».
FAIRE ÉVOLUER LA FISCALITÉ
Trois outils d’intervention peuvent être mobilisés. Tout d’abord, le projet de loi de finance 2014 doit donner un signal clair en faisant évoluer la fiscalité de l’eau, avec une augmentation de la fiscalité sur l’azote et de celle sur les pesticides. Les ressources complémentaires dégagées seraient affectées à des changements de pratiques culturales.
Il est ensuite essentiel de valoriser l’important service environnemental rendu par les agriculteurs, lorsque les modes d’exploitation respectent le milieu naturel. Cela passera par des aides financières en contrepartie d’une modification des pratiques agricoles. Il faut engager le budget du deuxième pilier de la politique agricole commune qui soutient les futurs programmes d’action agri-environnementaux, pilotés au niveau régional. Leur succès requiert que les collectivités et leurs services d’eau soient associés à leur conception et à leur négociation.
Mais, face au rouleau compresseur que représente en France le premier pilier de la PAC consacré au soutien à la production, il est enfin urgent d’imaginer d’autres outils financiers. Cela pourrait passer par des formes de contractualisation entre les collectivités et le monde agricole engagé dans des démarches d’innovation agronomique préservant les ressources en eau.
Nombreux sont les acteurs prêts à expérimenter des dispositifs garantissant le maintien d’une activité agricole dynamique et génératrice de revenu tout en concourant à la protection de la qualité de l’eau. Mais seul l’Etat peut impulser une stratégie à la hauteur du défi, et en rupture avec les choix passés. C’est en ayant le courage de remettre en cause le modèle français de l’eau que demain nous répondrons aux exigences d’une politique de l’eau novatrice et démocratique. C’est l’un des grands enjeux de cette conférence environnementale.