Henri Smets, membre de Académie de l’Eau, analyse l’évolution du texte de la loi relative à la transition énergétique dite « loi Royal » sur les coupures d’eau et réductions de débit en France.
Du suspense jusqu’à la fin
Jusqu’à la fin des débats sur la loi relative à la transition énergétique, dite loi Royal, beaucoup ont cru que l’Assemblée nationale et le Sénat allaient voter une disposition pour autoriser les distributeurs d’eau à réduire le débit d’alimentation en eau en cas d’impayés. Il n’en fut rien. Le législateur a finalement choisi (juillet 2015) de ne pas risquer de priver d’eau de nombreux ménages incapables de la payer. Au vu des décisions du Conseil constitutionnel, le député François Brottes a retiré son amendement destiné à autoriser les réductions de débit dans certains cas et l’art. L 115-3 du Code de l’action sociale et des familles tel que modifié par la loi Brottes est resté inchangé.[1]
Les distributeurs vent debout contre l’interdiction des réductions de débit
Progressivement, les distributeurs ont compris que l’interdiction des coupures d’eau introduite par législateur en cas d’impayés dès 2013 n’a rien d’anticonstitutionnel[2] mais aussi qu’elle ne s’applique ni usagers professionnels, ni aux résidences secondaires, ni en cas de non-application du contrat de fourniture d’eau pour des motifs autres que le présence d’impayés.
Pour ce qui est des réductions de débit pratiquées dans certaines villes, certains distributeurs ont estimé qu’ils avaient toujours le droit d’y recourir en cas d’impayés. L’argument serait que la loi (CASF, art. L115-3, al.3) qui interdit les interruptions de fourniture d’eau des ménages et qui n’autorise les réductions de fourniture que pour l’électricité, ne vise pas les réductions de débit puisque, dans ce cas, le débit d’eau n’est pas interrompu mais seulement réduit.
Le décret d’application de cette loi[3] traite des interruptions de fourniture et ne vise les réductions de puissance que dans le seul cas de l’électricité. Dans le cas de l’eau, il vise les interruptions de fourniture mais pas les réductions de débit. Alors que les réductions de débit ne sont citées nulle part dans ce décret, peut-on en déduire qu’elles seraient permises faute d’avoir été expressément interdites? La question est très importante pour les services de l’eau qui craignent de ne plus être en équilibre économique si les réductions de débit ne sont plus permises en cas d’impayés.
La Ministre Ségolène Royal n’est pas favorable aux réductions de débit qui posent de nombreux problèmes pratique et a déclaré « « Pour l’eau, va-t-on autoriser une douche par jour ? Une chasse d’eau par famille et par jour ? L’application de ce texte (amendement législatif autorisant les réductions de débit) se heurterait vite aux principes d’humanité, de santé et de salubrité publiques. » Selon la Ministre, les coupures d’eau continueront d’être interdites « étant entendu que le recouvrement des factures d’impayés des consommateurs, visiblement « de mauvaise foi » dans le non-paiement de leur facture est garanti ».
Le législateur comme les pouvoirs publics sont opposés aux réductions de débit
Dès 2011, le Ministère de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement a été interrogé sur ce sujet par le Sénateur Raoult. Il a répondu de la façon la plus nette:« L’article 1er du décret interdit de réduire le débit de fourniture d’eau aux abonnés en situation d’impayés, alors qu’une telle mesure est autorisée pour la fourniture d’électricité ». [4]
Cette interprétation qui aurait dû s’imposer à tous, a été ignorée par certains distributeurs d’eau qui ont continué de pratiquer le lentillage (réduction de débit obtenue par la pose d’une lentille ou diaphragme sur la conduite d’amenée d’eau) en vue de réduire l’alimentation en eau à un petit filet. Ainsi, à Lyon, les lentillages n’ont pas été abandonnés et pendant la seule année 2013, plus de 1 300 lentillages ont été effectués y compris à l’encontre de ménages démunis.
Les distributeurs d’eau qui souhaitent légaliser les réductions de débit ont obtenu que le législateur aborde ce sujet dans le cadre de la discussion du projet de loi Royal. En juillet 2015, le législateur a décidé de ne pas autoriser les réductions de débit d’eau en cas d’impayés. Cette décision résulte du retrait de l’amendement autorisant les réductions déposé par le député François Brottes et du soutien apporté par le député Roland Courteau et de nombreux députés de gauche opposés à toute légalisation des réductions de débit.[5] Au Sénat, l’amendement présenté par plusieurs sénateurs du Groupe Les Républicains, notamment par le sénateur Revet, pour autoriser des réductions de débit n’a pas obtenu un soutien suffisant lors du vote le 15 juillet 2015 et n’a donc pas été retenu[6]. L’intention du législateur apparaît clairement comme étant opposée aux réductions de débit même limitées aux ménages non démunis.
Les débats et les votes au Sénat et à l’Assemblée nationale auraient dû permettre de conclure que les réductions de débit en cas d’impayés ne sont pas considérées par le législateur comme étant un moyen acceptable d’inciter les personnes en retard dans le paiement de leurs factures d’eau de les régler. La position négative du Gouvernement sur ce sujet (voir notamment l’intervention de la Ministre Ségolène Royal contre les réductions de débit) comme le texte même du décret N°2008-780 vont dans le même sens. En outre, il parait très problématique d’autoriser une pratique qui aurait pour effet indirect de priver une personne de la disposition d’un logement décent, alors que le droit à un logement décent est en droit français un objectif de valeur constitutionnelle.[7]
Les ONG sont également opposés au recours aux réductions de débit qui deviendraient rapidement une méthode hypocrite de contourner l’interdiction des coupures.
Les distributeurs mettent en évidence une ambiguïté rédactionnelle
Néanmoins, comme le texte de la loi (CASF art. L 115-3, al.3) qui interdit les interruptions de fourniture ne se réfère pas explicitement aux réductions de débit d’eau, on pourrait se demander si la phrase « Ces dispositions s’appliquent aux distributeurs d’eau pour la distribution d’eau tout au long de l’année » concerne seulement les interruptions d’alimentation en eau désormais interdites ou s’il concerne aussi les réductions du débit de fourniture d’eau qui seraient aussi interdites.
Il semble évident que s’il est nécessaire de traiter explicitement dans la loi du cas des réductions d’alimentation pour l’électricité, il est nécessaire de traiter également de façon explicite le cas des réductions pour l’eau dans la mesure où ces réductions constitueraient une exception permise au principe d’interdiction. En l’absence de ce traitement dans la loi, le décret d’application aurait pu fournir l’information nécessaire. Comme le décret ne traite des réductions que pour l’électricité, on peut conclure que les textes de la loi et du décret ne permettent pas de considérer que les réductions de débit sont parfois permises à titre d’exception à l’interdiction générale.[8]
L’objet de l’alinéa 3 de l’art. L115- 3 est de préciser de manière non limitative diverses mesures que les distributeurs ne peuvent pas prendre en cas d’impayés s’ils souhaitent rester en conformité avec le contrat de fourniture. Il n’autorise pas les distributeurs à prendre d’autres mesures coercitives qui seraient contraires au contrat de fourniture.[9] En particulier, les usagers qui tardent à payer leur eau ne peuvent pas être soumis à des mesures qu’aucun juge ne pourrait leur imposer telles qu’une quasi privation d’eau liée à un lentillage. Concrètement, les usagers même s’ils sont en retard de paiement ont droit à préserver dans leur logement la possibilité de prendre une douche, d’utiliser leurs toilettes, de vivre dans la dignité, mais ils sont aussi susceptibles de faire l’objet de poursuites judiciaires et de saisies s’ils ne respectent pas leur contrat.
Une « lentille » en plastique est introduite par le distributeur dans la canalisation et réduit le débit d’alimentation en fonction du diamètre du petit trou central. Si ce trou se bouche, il n’y plus d’eau. Le distributeur doit informer l’usager que certains équipements sanitaires ne peuvent pas être utilisés en cas de pose d’une lentille car la pression de l’eau est insuffisante.
Certains iront jusqu’à affirmer que les réductions de débit d’eau ne sont pas exclues puisque l’alinéa 4 de l’article L115-3 fait référence à des réductions de fourniture, terme plus général que réductions de puissance. Cette approche doit être écartée car les réductions de l’alinéa 4 lu dans son contexte ne s’appliquent qu’aux réductions de fourniture qui sont pratiquées dans le domaine de l’électricité et pas à celles qui ont interdites dès l’alinéa 3.
Les réductions de débit sont effectivement interdites en cas d’impayés
Pour l’auteur, le Décret N°2008-780 constitue jusqu’à preuve du contraire, une base juridique suffisante pour interdire les réductions de débit en cas d’impayés d’autant plus que leur mise en œuvre risquerait d’être incompatible avec plusieurs droits de l’homme. Ce décret pourrait cependant être amendé ou amélioré pour mieux correspondre à la loi Brottes.
Si malgré les arguments évoqués ci-dessus, l’on considérait qu’il serait utile de clarifier encore plus la portée du texte législatif relatif aux privations d’eau en cas d’impayés, on pourrait envisager de compléter le texte législatif existant qui deviendrait : « Ces dispositions s’appliquent aux distributeurs d’eau pour la distribution d’eau tout au long de l’année dans des conditions normales de débit et de pression ».[10] Une telle solution paraît être source de délais car le législateur ne corrige pas aisément un texte dont il vient de clarifier la portée.
Une meilleure solution pourrait consister à introduire dans le Décret N°2008-780 lors d’une éventuelle révision une phrase additionnelle telle que « Les réductions du débit d’alimentation en eau ne peuvent pas être pratiquées dans la résidence principale d’un ménage en cas d’impayés. ».
[1] Selon l’explication du Sénateur Charles Revet en juin 2015 ( groupe Les Républicains), l’art. L 115-3 signifie que : « L’interdiction des coupures d’eau et des réductions de débit s’étend à toutes les personnes physiques même si elles ne présentent aucune justification de leur incapacité financière à payer les factures d’eau. ». Cette interprétation diffère de celle prônée par certains distributeurs qui admettent l’interdiction des coupures mais souhaitent conserver le droit de réduire le débit d’eau en cas d’impayés chez des personnes de mauvaise foi.
[2] Conseil constitutionnel, Décision n° 2015-470 QPC du 29 mai 2015. Le Conseil a considéré que l’interdiction des interruptions ne sont pas contraires à la Constitution
[3] Décret n° 2008-780 du 13 août 2008 relatif à la procédure applicable en cas d’impayés des factures d’électricité, de gaz, de chaleur et d’eau.
[4] J. O. Sénat, 3/3/2011.
[5] L’amendement 99 rectifié bis du 9 juin pour l’art. 60bis A de la proposition de loi sur la transition énergétiqu
est : « Le troisième alinéa de l’article L. 115-3 du code de l’action sociale et des familles est complété par une phrase ainsi rédigée :« Ils peuvent procéder à une réduction de débit, sauf pour les personnes ou familles mentionnées au premier alinéa du présent article. » . Il a été mis aux voix et n’a pas été adopté par le Sénat le 15/7/2015.
[6] L’amendement N°20 rectifié (17/6/2015), discuté au Sénat le 15/7/2015 « vise à rétablir, en la complétant, la rédaction adoptée par l’Assemblée nationale de l’article 60 bis A, autorisant les réductions de débit en cas de facture impayée par l’abonné du service d’eau potable, y compris à l’égard de la résidence principale, à l’exclusion toutefois de celle des personnes et familles en situation de précarité. Les personnes visées par les réductions du débit d’eau potable sont ainsi uniquement les mauvais payeurs en situation irrégulière non justifiée. ». Cet amendement a fait l’objet d’un vote mais n’a pas reçu un soutien suffisant.
[7] Conseil constitutionnel, Décision n°2015-470 QPC du 29 mai 2015. Selon le Conseil constitutionnel, le législateur qui a adopté l’art. L115-3 a « poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent ».
[8] La présence du mot « néanmoins » dans cette phrase sur l’électricité montre que la phrase sur les exceptions est une exception à la règle d’interdiction des interruptions.
[9] A titre d’exemple, les fournisseurs ne peuvent pas réduire la tension de l’alimentation électrique chez un usager en retard de paiement bien que ce ne soit pas indiqué dans le texte de l’al.3. Une telle mesure aurait pour effet de réduire l’éclairage du logement et serait contraire au contrat avec le fournisseur qui spécifie la tension d’alimentation ( 220 V).
[10] Art. R 1321-58 du Code de la santé publique (pression minimale de 3 mètres ou 0.3 bar).