Les cours d’eau français, qui n’ont de définition officielle que depuis 2015, sont inégalement protégés d’un département à l’autre, où un même cours d’eau pourra successivement gagner ou perdre ce statut réglementaire. Des disparités qui peuvent affecter la santé des bassins versants. C’est ce que montre une récente étude qui a voulu reconstituer la carte de tous les cours d’eau officiellement reconnus dans notre pays, une démarche unique au monde. Par Mathis Messager, Inrae; Hervé Pella, Inrae et Thibault Datry, Inrae Publié initialement dans The Conversation.
Qu’est-ce qu’un cours d’eau ? Cette question d’apparence anodine n’a, pour l’instant, pas de réponse scientifique consensuelle. De ce fait, elle alimente les débats depuis des décennies en France comme à l’étranger.
Or, du point de vue juridique, définir ce qui constitue un cours d’eau, plutôt qu’un fossé, un ravin ou un canal est crucial : si un ruisseau n’est plus considéré comme un cours d’eau, il ne relève plus de la loi qui les protège.
Comme toutes les eaux continentales sont interconnectées, aussi bien en surface qu’avec le milieu souterrain, une définition trop étroite risque d’exposer une grande partie des écosystèmes d’eau douce à la dégradation, par exemple en permettant des prélèvements excessifs d’eau ou la modification du lit de la rivière.
A l’inverse, une définition trop inclusive peut surcharger aussi les régulateurs et restreindre les possibilités d’aménagement du paysage, que ce soit pour l’agriculture, le développement immobilier ou d’autres activités humaines.
En France, on pensait le débat clos depuis 2015, lorsqu’une définition légale des cours d’eau a enfin été donnée pour la première fois. Mais une nouvelle carte nationale des cours d’eau ayant une reconnaissance officielle, que nous avons reconstituée à partir de données départementales dans nos travaux publiés ce 19 septembre 2024 (traduction disponible en ligne) dans la revue Environmental Science & Technology, pourrait rouvrir les discussions.
Ce que dit le droit français
Commençons par détailler le cadre légal de protection des cours d’eau en France. Complexe, ce dernier repose principalement sur trois réglementations juxtaposées :
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Les deux premières, les zones de non-traitement (ZNT) et les zones tampons de bonnes conditions agricoles et environnementales (BCAE) limitent les traitements phytopharmaceutiques et la fertilisation aux abords des cours d’eau.
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La troisième, la loi sur l’eau, régule plus largement toutes les installations, constructions ou activités qui pourraient impacter les cours d’eau.
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Pour compliquer encore la donne, aucune définition des cours d’eau au titre de la loi sur l’eau n’existait jusqu’en 2015, conduisant à de nombreux litiges et des tensions croissantes entre la police de l’eau, le monde agricole, et les associations environnementales.
Une instruction gouvernementale du ministère de l’environnement a fini par trancher en 2015 en édictant trois critères cumulatifs pour définir un cours d’eau :
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posséder un lit d’origine naturelle, même s’il a été modifié par la suite,
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être alimenté par une source autre que les précipitations,
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et avoir un débit suffisant la majeure partie de l’année.
Fin de l’histoire ? Pas vraiment.
Un process de cartographie sous haute tension
En plus de définir les cours d’eau, l’instruction de 2015 a chargé les services de l’État, à l’échelon départemental, de créer des cartes exhaustives des cours d’eau sur leur territoire.
Chaque département a dû élaborer un protocole de cartographie locale pour différencier les cours d’eau des fossés, canaux et ruisseaux éphémères. L’objectif de ce processus décentralisé était de s’assurer, en les faisant participer à la démarche, de l’adhésion de toutes les parties prenantes (élus locaux, syndicats agricoles, associations environnementales, etc.). Et ceci en tenant compte des variations de géographie, de climat et d’usages de l’eau entre régions.
Cet effort massif a permis, dans de nombreux départements, d’établir une base de connaissances communes sur les cours d’eau soumis (ou non) à la réglementation. Grâce à l’expertise de terrain, cela a même permis d’enrichir les cartes topographiques.
En revanche, loin d’apaiser les tensions, le processus de cartographie a parfois été tendu et n’a pas manqué de polariser l’opinion, en particulier des défenseurs de l’environnement.
Plusieurs rapports et articles font état d’une disqualification massive des ruisseaux dans certains départements. Toutefois, les cartes réglementaires départementales des cours d’eau n’ont encore jamais été compilées par le gouvernement.
Aussi, aucune carte nationale n’existe donc pour le moment, pas plus qu’une évaluation de la cohérence des cartes départementales. Nous avons donc voulu y remédier.
Les incohérences de la carte réglementaire
Pour évaluer les implications de la définition légale et de la cartographie des cours d’eau réalisée au titre de la loi sur l’eau à l’échelle nationale, nous avons compilé et harmonisé 91 cartes départementales couvrant toute la France métropolitaine, sauf la Corse.
Cette nouvelle carte nationale des cours d’eau comprend plus de 2 millions de tronçons couvrant 93 % de la France métropolitaine, le reste ayant été laissé de côté au cas par cas par certains départements.
En comparant ces cartes à la base de données topographique de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), nous estimons qu’environ un quart des tronçons hydrographiques précédemment cartographiés, les lignes bleues (pointillées ou non) sur les cartes topographiques, ont été qualifiés de non-cours d’eau.
Cette analyse met également en lumière des variations géographiques frappantes dans l’étendue des cours d’eau protégés au titre de la loi sur l’eau. Si certains ruisseaux sont considérés comme cours d’eau dans un département, ils peuvent être considérés comme non-cours d’eau ou disparaître totalement de la carte dans le département voisin ! Ces variations reflètent une application inégale de la définition officielle du cours d’eau, et peuvent compromettre la continuité amont aval du réseau fluvial.
D’autant plus que les tronçons catégorisés comme cours d’eau mais entourés de non cours d’eau sont fonctionnellement tout aussi vulnérables que s’ils avaient été déclassés.
L’objectif de notre étude n’était ni d’évaluer les segments devant être qualifiés de cours d’eau ni de critiquer les cartes départementales. Néanmoins, compte tenu des différences cartographiques entre les départements, il est apparu plusieurs problèmes majeurs liés :
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à la méthodologie et la cohérence des critères utilisés pour chaque département,
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aux inconsistances provenant du découpage administratif qui ne prend pas en compte la continuité hydrologique naturelle,
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au fait que de nombreux cours d’eau écologiquement importants et sensibles manquent désormais de protection en vertu de la loi sur l’eau.
La santé des bassins versants est en jeu
La définition des cours d’eau au titre de la loi sur l’eau expose de manière disproportionnée les segments de tête de bassin (c’est-à-dire, les petits cours d’eau en amont des grands, qui intègrent notamment les ruisseaux et les zones de sources) et les segments non pérennes (cours d’eau intermittents) aux altérations humaines. Ces derniers, qui cessent de couler une partie de l’année, représentent par exemple près de 60 % de la longueur du réseau hydrographique cartographié en France, mais constituent environ 80 % des segments hydrographiques qui ont été exclus des cartes officielles.
Or, un manque de protection, même partiel, peut porter atteinte à la santé des bassins versants. Cette disqualification pourrait avoir des conséquences importantes pour les écosystèmes d’eau douce en France qui sont déjà sous pression.
En effet, les cours d’eau de tête de bassin sont le principal point d’entrée de l’eau, des solutés, et des sédiments dans l’environnement aquatique, fournissent un habitat et un refuge à diverses espèces riveraines, et soutiennent des services écosystémiques essentiels.
Les cycles d’assèchement et de remise en eau dans les tronçons naturellement non pérennes sont également un facteur structurant des écosystèmes d’eau douce. Compte tenu de l’interdépendance des masses d’eau, tant en surface qu’avec les eaux souterraines, l’altération d’un sous ensemble de tronçons en amont peut avoir des conséquences cumulatives à l’échelle du réseau fluvial, mettant en péril la biodiversité et les services écosystémiques.
Une incohérence répandue à travers le monde, mais inexplorée
Des débats similaires sur la définition juridique des cours d’eau ont lieu dans le monde entier. Aux États-Unis, par exemple, le champ d’application du Clean Water Act, l’instrument fédéral principal pour la protection des écosystèmes d’eau douce, a changé quatre fois au cours des 18 dernières années.
Notre étude constitue la première évaluation exhaustive à l’échelle d’un pays de l’étendue des cours d’eau protégés par la loi. En l’absence de protection, les prélèvements excessifs d’eau, la pollution et les modifications directes des cours d’eau peuvent compromettre la qualité de l’eau potable, la diversité des espèces, le cycle des nutriments, la régulation des inondations et les activités récréatives, entre autres services essentiels au bien-être humain.
Une évaluation de la définition des cours d’eau et de leur interprétation cartographique, en France comme ailleurs, est donc cruciale pour s’assurer de l’efficacité des lois de protection des écosystèmes d’eau douce et des personnes qui en dépendent.
Mathis Messager, Chargé de recherche en écohydrologie, Inrae; Hervé Pella, Géomaticien à INRAE, Inrae et Thibault Datry, Directeur de Recherche, Inrae
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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Pour protéger les écosystèmes d’eau douce, la loi sur l’eau régule les activités et installations pouvant impacter les cours d’eau qui sont définis légalement depuis 2015. Des chercheurs d’INRAE ont établi la première carte nationale des cours d’eau, qui révèle des inégalités entre départements dans l’application de cette définition, au détriment des petits ruisseaux de tête de bassin, souvent riches en biodiversité, et des ruisseaux intermittents. Des résultats publiés le 19 septembre dans la revue Environmental Science & Technology.
Publié le 19 septembre 2024
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