TRIBUNE parue dans Libération le 28 octobre 2014. De jeunes opposants au barrage de Sivens s’interrogent sur la présence démesurée des forces de l’ordre.
Ce qu’il y a de stupéfiant dans l’affaire du barrage de Sivens, c’est la disproportion entre les prétendues finalités de ce projet et les moyens mis en œuvre par les autorités tarnaises pour l’imposer.
Le projet est censé, selon le Conseil général, servir à «70% pour l’irrigation» et «30% pour soutenir l’étiage du Tescou», le ruisseau qui traverse la vallée. Ce langage technique est basé sur une étude menée en 2001 par la Compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne – qui a ensuite été désignée maître d’œuvre du chantier… – censée avoir été réactualisée en 2009.
Mais quand le collectif «Sauvegarde du Testet» a enfin obtenu, après avoir saisi la Commission d’accès aux dossiers administratifs, l’étude de 2001, il a pu constater que les données «justifiant» le projet en 2001 n’avaient pas été réactualisées, bien qu’elles aient radicalement changé depuis. D’une part, les besoins en irrigation des agriculteurs ont fortement diminué : depuis lors, nombre d’entre eux se sont détournés d’une maïsiculture de moins en moins rentable et de plus en plus gourmande en eau, dans une région au climat de plus en plus méditerranéen. D’autre part, il s’agissait de «soutenir l’étiage» du Tescou afin de diluer en été les pollutions issues d’une coopérative laitière et d’une station d’épuration qui se sont entre-temps mises aux normes.
Qu’à cela ne tienne : le bon argument est l’apanage du pauvre militant, et non du gouvernement. Les autorités passent en force. En plus d’avoir occulté le dossier et tronqué les chiffres, elles n’ont jamais tenu compte des avis défavorables remis par les diverses commissions consultatives (Conseil national de protection de la nature, Conseil supérieur régional du patrimoine naturel, etc.). Elles ont toujours refusé le débat public et contradictoire que leur propose depuis un an le collectif légaliste Sauvegarde du Testet. Elles ont lancé le déboisement sans respecter les procédures ni attendre le résultat des trois recours juridiques déposés contre le projet. Et ces mêmes autorités ont aussi dû recourir à des centaines de gendarmes mobiles pour permettre le lancement chantier malgré l’occupation de la forêt par les membres d’un collectif («Tant qu’il y aura des bouilles»), constitué en octobre 2013. Pour s’opposer physiquement à la déforestation, par des moyens essentiellement pacifiques : certains grimpent dans les arbres, d’autres s’enterrent sur le chemin des machines.
Ce contraste entre l’inanité des raisons invoquées et l’acharnement à réaliser malgré tout le barrage a atteint son paroxysme le week-end dernier. Depuis quelques jours, à l’approche du rassemblement national organisé par une coordination unissant toutes les composantes de la lutte (les deux collectifs susmentionnés, les paysans non productivistes de la région ainsi qu’une part de la population locale, choquée par les violences policières qui se multiplient depuis début septembre), on sentait le vent tourner. Les conflits d’intérêt qui président à la construction du barrage sont mis en lumière par les médias nationaux (le Monde du 24 octobre et le Figaro du 26). Le rapport des experts ministériels appuie l’ensemble des arguments que les opposants assènent depuis deux ans : ainsi le fou, s’il persiste dans sa folie, devient sage. Plus aucun motif ne semble valable pour continuer les travaux. Il ne reste qu’un seul argument aux porteurs du projet : la soi-disant «violence» de l’opposition, qui démontrerait à elle seule le bien-fondé de l’obstination des autorités à faire régner par la force l’Etat de droit dans la forêt de Sivens.
Dans la nuit de samedi à dimanche, vers 2 heures du matin, selon de nombreux témoignages, Rémi, 21 ans, est tombé sous les tirs de cet Etat de droit. Une grenade lui a explosé dans le dos.
Cette grenade fait partie d’une panoplie d’armes dont les forces de polices font grand usage depuis quelques années : flash-ball, grenade assourdissante, grenade de désencerclement, Taser. On ne compte plus les yeux crevés, les blessures indélébiles, les morts suspectes liées à ces armes. A «létalité réduite», elles n’ont fait que généraliser les «bavures» et font désormais planer sur n’importe quelle manifestation la menace de blessés graves.
Que faisaient les forces de l’ordre samedi au Testet, alors que le préfet s’était engagé à ne pas en envoyer pour ne pas provoquer les inévitables affrontements que leur présence susciterait. Il n’y avait plus aucun ouvrier ni aucune machine à protéger : le groupe électrogène, qui n’avait pas été évacué le vendredi, avait brûlé le soir même. Pourquoi donc avoir posté 250 gendarmes et CRS dans le camp retranché où les machines de chantier étaient garées d’habitude, un petit parking entouré de grillages et d’un fossé de plusieurs mètres de large et de profondeur, à moins de deux km du lieu où se rassemblaient, selon le Tarn libre, plus de 7 000 militants ? S’agissait-il de protéger les précieux grillages ?
L’unique raison pour justifier la présence démesurée des forces de l’ordre samedi à Sivens était la volonté des autorités de susciter des tensions pendant les deux jours de manifestation. Elles y sont si bien parvenues qu’un homme a été abattu. C’était un trou de verdure, où coulait une rivière. La forêt de Sivens est en deuil de ce nouveau dormeur du val.