Deux siècles plus tard, les Parisiens retournent enfin à l’eau

Après en avoir été privés pendant des décennies, les Parisiens se réapproprient progressivement les cours d’eau de la capitale. Récit d’une reconquête, d’une revanche, mais surtout de la renaissance d’un «droit à la baignade». Un article de Robin Panfili publié par Slate.fr

Des Parisiens se baignent dans le canal de l’Ourcq | Alex Voyer

Il était un temps où bassin de la Villette, dans le nord-est de la capitale, était pour les Parisiens un lieu de divertissement, de villégiature et de loisirs. Ainsi, au début du XIXe siècle, sous l’Empire, le bassin dit «élargi» est entouré d’espaces verts, d’arbres et de jardins. Le dimanche, et dès que le temps et la météo le permettent, les Parisiens –surtout les notables et les classes les plus aisées–, aiment à venir s’y promener, pêcher et même s’y baigner.

Sur les berges, les cabarets attirent des foules nombreuses. Le lieu, dès sa mise en eau en 1808, répond parfaitement aux besoins des Parisiens de l’époque. «Le monde urbain réclame des échappées que le nouvel aménagement de La Villette procure», écrit Isabelle Backouche, directrice d’étude à l’EHESS, en 2010, dans un article publié dans la revue de sciences sociales Histoire & Mesure.

Le bassin de la Villette avant l’arrivée des canaux (avant 1822)

À cette époque-là, les berges du bassin sont appelées «la petite Venise parisienne». En hiver, l’ambiance est différente, mais le bassin reste régulièrement fréquenté. On y pratique, entre autres, le patinage.

Le coup de balai de l’ère industrielle

Le reste de l’année, on y organise des concours de pêche en équipe ou de canots conduits à la godille, des courses de natation et d’aviron, une course aux canards et aux cochons, ou encore des joutes aquatiques. Les quais, note l’historienne, sont éclairés, illuminés et même «enguirlandés», alors que des tribunes sont, elles, montées sur les rives.

«Dumolet prenant un bain dans le canal de la Villette» (avant 1822)

À partir des années 1850, avec l’arrivée de l’ère industrielle et l’ouverture du canal de l’Ourcq (1822), cette dimension récréative du bassin va peu à peu disparaître. Des dépôts sont construits sur les rives, des bateaux commencent à occuper les lieux et l’espace se mue en voie d’accès pour les transports de marchandises venues du nord de la France (bois, charbon, alimentation, matériaux de construction). Dans les années 1880, le port de la Villette figurera comme l’un des ports les plus importants de France, derrière ceux de Marseille, du Havre et de Bordeaux.

Au fil du siècle, les activités de loisirs «résisteront […] malgré la répression qui s’intensifiera au moment où la ville deviendra propriétaire», continue Isabelle Backouche. À partir des années 1950, face à la concurrence du transport routier, le trafic et la circulation des bateaux sur les canaux parisiens se calme. En conséquence, les entrepôts, ateliers et les usines ferment leurs portes, quand elles ne sont pas démantelées. Viendront ensuite les pionniers de la revitalisation du quartier: Marin Karmitz en tête qui décide d’y implanter deux cinémas MK2 (l’un en 1996, le second en 2005), attirant les péniches, concerts, restaurants et autres bars.

Un «retour» aux usages anciens

Au regard de ces usages passés, affirmer que la réhabilitation des quais du bassin de la Villette et sa mue sont une nouveauté serait une erreur historique. Au contraire, l’installation, au début de mois de juillet 2017, de zones de baignades sur la bassin sont davantage à lire comme un retour à l’usage premier de cet espace. Car aujourd’hui, comme au moment de sa construction, le bassin de la Villette redevient un lieu de plaisirs et de loisirs. On y pêche, on y fait du bateau (électrique, cette fois) et de l’aviron, on s’y baigne, on y joue à la pétanque, on y pique-nique, on y danse.

Pour Célia Blauel, adjointe à la maire de Paris en charge de l’environnement, du développement durable, de l’eau, de la politique des canaux et présidente d’Eau de Paris, ce «retour» n’a rien d’anodin.

«J’ai beaucoup fréquenté les quais et j’ai ressenti assez fortement l’envie des Parisiens de se retrouver près de l’eau. Ces lieux étaient devenus, à mes yeux, les endroits les plus sympas de Paris. On a bâti la ville contre le fleuve, mais on y retourne maintenant. Il y a presque inconsciemment ce réflexe de venir chercher la fraîcheur au bord de l’eau et le besoin de réhabiliter ces lieux qui vont devenir des lieux de convivialité et de vie.»

Derrière cet attrait des Parisiens pour l’eau et toute la symbolique qui lui est propre, c’est aussi l’idée de réappropriation de l’espace urbain qui émerge. L’idée que les cours d’eau, de la Seine aux différents canaux de la capitale, sont depuis trop longtemps monopolisés par les bateaux-mouches, les navettes fluviales touristiques ou le transport de matériaux, et qu’ils sont désormais, plus que jamais, des biens communs à défendre, des zones à reconquérir.

Récupérer les lieux «arrachés» aux habitants

Les premiers à avoir milité et à s’être organisés en ce sens sont les membres du Laboratoire des baignades urbaines expérimentales, un collectif de passionnés né en 2012. L’idée de départ: «une réappropriation des cours d’eau et des espaces qui ont été arrachés aux habitants» et recréer du dialogue sur le sujet, résume Pierre Mallet, l’un des membres du collectif.

«Tu vis dans une ville confrontée à de grosses chaleurs, où tu n’as pas forcément l’occasion ou le temps de partir, et tu n’as pas forcément envie de l’endurer en permanence. La question c’est donc de savoir comment on s’adapte à cette situation et comment on redéfinit notre rapport à l’eau, à la fraicheur et à ces trucs sur lesquels on a longtemps blagué. “Ahah, la Seine, c’est la galle, c’est horrible!” Bah ouais, mais on vit tous ici. Donc, soit on préfère faire des blagues toute notre vie dessus, ou alors on essaie de faire changer un peu les choses.»

Grâce à une importante présence en ligne, le laboratoire suscite un fort intérêt médiatique pour la baignade en milieu urbain et une implication progressive de la municipalité. Les mentalités sont en passe d’évoluer. «Au début, ça faisait drôle, voire peur, aux gens de se baigner dans de l’eau, comme ça», dit Célia Blauel. Mais le fastidieux désamorçage des stéréotypes a permis une prise de conscience.

«À partir du moment où la puissance publique, en l’occurence la mairie de Paris, s’implique, cela change le regard des gens. Cela créé un cadre officiel, un peu plus rassurant», ajoute Pierre Mallet. Car au-delà de la baignade, c’est tout un flot d’idées reçues, notamment sur la propeté de l’eau, contre lesquelles il faut faire barrage.

Pierre Mallet ajoute:

«À partir du moment où tu te baignes ou tu as envie de te baigner dans ton canal, ta rivière ou ton fleuve, tu adoptes un regard différent. Tu vas commencer à t’y intéresser. Est-ce que c’est propre? Est-ce que les gens qui fréquentent l’endroit le traitent comme une poubelle? Existe-t-il un sentiment d’appartenance qui fait que chacun y mettra du sien et nettoiera après son passage?»

La baignade à Paris | Alex Voyer

Mais quand l’ouverture des bassins arrive enfin en ce mois de juillet 2017, une bactérie s’est brièvement invitée à la fête, bloquant la baignade pendant quelques heures. Avant que tout revienne à la normale. Les plus peureux auront ainsi trouvé une raison de ne pas y aller.

Facteur de sociabilisation et vitalité urbaine

Au-delà des préoccupations environnementales que soulèvent de telles iniatives, la question sociale est importante. Pour Pierre Mallet et le collectif, sans pour autant tomber dans l’écueil du concept fourre-tout de «vivre ensemble», la baignade en ville constitue résolument un instrument de socialisation. «La baignade apporte toute une vitalité urbaine. Tout le monde y gagne. Comme beaucoup d’autres choses, la baignade peut ramener les gens ensemble. Ils ne se parlent pas forcément, certes, mais ils partagent le même temps, le même espace, se réjouit-il. Lors de la grande journée de baignade organisée dans le bassin en août dernier, on a reçu plein de retours positifs, autant de jeunes cools du XIXe arrondissement que de familles avec enfants ou de mecs de quartiers.»

Les scènes que l’on observe aujourd’hui rappellent ainsi celles que l’on pouvait déjà entrevoir au XXe siècle quand l’enjeu de sociabilisation était encore plus fort, ajoute-t-il:

«Les gens se retrouvaient sur les différentes “plages”. On venait se montrer, il y avait des guinguettes. Il y a avait un coté catalyseur de rencontres. On défend cette idée-là: pourquoi est-ce que l’on s’en prive? Il y a des cours d’eau partout, les villes se sont construites autour d’eux, puis on leur a tourné le dos. Mais la matière première, l’eau, elle est toujours là.»

Mais si la dynamique sur les différents sites de Paris Plages est différente, sur le bassin de la Villette, l’objectif semble avoir été atteint, comme l’explique Emmanuelle Lallement, ethnologue spécialiste de la ville, à L’Imprévu. «Installer une plage dans un environnement extrêmement urbain est une manière de faire la ville autrement, de générer du rassemblement pacifique, convivial et d’encourager une coexistence entre gens très différents. […] L’effet de décalage avec le quotidien y est pour beaucoup, on ne se sent plus dans le rapport de classes habituel», estime-t-elle.

La fin de l’inertie des pouvoirs publics?

Avec la perspective des Jeux olympiques de 2024 ou, plus tôt, la reprise en main de la gestion de l’eau à Veolia et Suez par la municipalité en 2010, l’eau est une préoccupation pour les pouvoirs publics. Même si cela a pris du temps. Pour Pierre Mallet, la mairie de Paris avait depuis un bon moment cette idée de bassin comme objectif inavoué… ce qui expliquerait la réception «plutôt bienveillante» de leur action.

«Quand on a débarqué dans le bassin pour se baigner, ils ont regardé ça d’un regard intrigué. S’ils avaient voulu nous emmerder, ils auraient envoyé la police. Ça aurait cassé la dynamique et ça aurait mis dix ans de plus à émerger», dit-il.

Le collectif et la mairie de Paris ont noué des liens à partir de l’été 2015, avant de se rencontrer l’automne suivant. La municipalité a soutenu l’initiative et lui a donné un nouvel élan grâce à sa force de frappe financière et communicationnelle. «Ils ont été assez malins dans leur approche. En nous laissant nager, cela a entretenu l’idée que la baignade peut être plurielle; que l’encadrement, c’est une chose, mais qu’un autre public peut se gérer tout seul», reconnaît-il. Régulièrement (, , , , ou ), des sessions de baignades, plus ou moins improvisées, ont lieu dans les différents cours et points d’eau de la capitale, la mairie ne pouvait plus les ignorer.

L’autonomie du public est aujourd’hui l’un des objectifs à atteindre. En clair, faire infuser dans l’esprit des habitants que le rapport au risque peut être géré individuellement. Célia Blauel, qui a grandi à Bâle (Suisse), où les gens se baignent dans le Rhin sans surveillance, milite pour cette prise de conscience. «Ce qui serait bien, à terme, c’est qu’on n’encadre moins, voire plus du tout, les baignades, de manière à favoriser une responsabilité des baigneurs».

La baignade à Paris | Alex Voyer

Favoriser l’autonomie des baigneurs

Aux yeux de l’élue, il pourrait même être préférable que ce retour à l’eau s’effectue sans le cadre formel de la puissance publique. «Il y a plein d’endroits en France où vous sautez dans l’eau et où il n’y a pas de bassins ou de maîtres nageurs. Il faut sortir de ces côtés très cadrés qu’on retrouve dans l’aménagement urbain dans la capitale», appuie-t-elle.

Un point de vue ambitieux, bien qu’encore utopique en France. Du moins tant que la responsabilité retombera sur les épaules du législateur, et donc des maires, qui ne veulent généralement pas se mouiller dans de tels projets, de peur que cela soit source d’ennuis. «On revendique simplement le droit de décider si l’on veut se baigner ou pas, dit Pierre Mallet, qui compare la situation française à d’autres pays, notamment européens.

«En France, à la différence de l’Allemagne, de la Suisse ou du Danemark où les gens apprennent à connaître les dangers qu’ils encourent, il n’y a pas de rapport individuel à la prise de risque. On se tape un gros panneau “Baignade interdite”, et c’est tout. Ça crée de la frustration. Développer des spots de baignade libre n’est pas encore dans l’air du temps. Il faudrait un gros retournement de situation législatif et renverser la logique.»

Si, avec les années, les obstacles semblent moins imposants qu’auparavant, il reste encore du chemin à faire. Le prochain défi sera d’imposer dans les collectivités l’idée que les projets de réaménagement urbain doivent prendre davantage en compte les usages des habitants, et non plus seulement le paysage. Mais également inciter d’autres acteurs locaux à suivre l’exemple parisien –c’est déjà en projet pour la baignade dans la Marne. À quand la baignade dans la Seine, dans laquelle Jacques Chirac avait promis de se baigner en 1990? Il faudra faire preuve de patience, la maire de Paris, Anne Hidalgo, estime que le rêve pourrait devenir réalité à l’horizon 2024.

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