Dans le monde, dix étendues d’eau possèdent une personnalité juridique. L’autrice de cette tribune explique pourquoi ces « droits de la Nature » permettent la préservation d’un habitat viable sur Terre dans le respect des humains et de la Nature elle-même. Publié par Reporterre.
Lorraine Champagne est volontaire en service civique à la Coordination EAU Île-de-France.
En mars, nous avons fêté les deux ans de la reconnaissance de la personnalité juridique de trois fleuves dans le monde : le Gange, la Yamuna, et le Whanganui. La reconnaissance, le 27 février dernier, de la personnalité du lac Érié, à la frontière étasuno-canadienne, porte à dix le nombre d’étendues d’eau dotées de droits à travers le monde.
Malgré leur développement fulgurant au cours des trois dernières années, les droits de la Nature demeurent méconnus. Une confusion persiste à leur sujet et l’on peut trouver des articles parlant des « droits humains du fleuve », ou bien du fait qu’une entité ait « acquis le statut d’humain ». Sans entrer ici dans le débat concernant l’opportunité de la création d’un tel statut, rappelons qu’il s’agit avant tout de la création d’une personnalité juridique, un outil de droit utilisé aussi bien pour les personnes humaines que pour les entreprises, les institutions et les bateaux. Il s’agit de la capacité à être reconnu comme sujet de droit(s).
Les droits de la Nature sont une proposition philosophique, juridique, culturelle et sociétale pour une transition écologique intégrale. Les droits de la Nature s’inspirent des droits de l’Homme pour encourager une prise de conscience mondiale sur l’importance d’une transition écologique effective et actuelle. La création d’une personnalité juridique pour des éléments naturels est la partie émergée d’un iceberg qui appréhende la transition écologique d’une manière systémique et transversale, la jurisprudence de la Terre. L’objectif est de changer la manière dont le droit appréhende la Nature pour mieux la protéger.
Un outil juridique innovant
L’analyse des droits reconnus à différents cours et étendues d’eau à travers le monde permet de brosser un tableau représentatif des multiples facettes des droits de la Nature. Nous nous concentrerons ici sur trois aspects principaux : la reprise du pouvoir citoyen sur la gestion des ressources en eau aux États-Unis ; la pression exercée sur les pouvoirs politiques en Colombie ; et l’intégration dans la société de communautés précédemment exclues en Nouvelle-Zélande.
Au-delà de la volonté écologique de protection de l’environnement, les droits de la Nature proposent un outil juridique innovant. Le fait d’accorder à une entité naturelle la capacité d’ester en justice [soutenir une action en justice, soit comme demandeur, soit comme défendeur], d’avoir des droits opposables, permet de contourner le recours aux droits individuels dans le contentieux écologique. Actuellement, le contentieux écologique est souvent fondé sur le droit humain à un environnement sain et le droit de propriété. Ceci limite le champ d’action aux dommages subis par un être humain, personne juridique. Accorder la personnalité juridique à une entité naturelle permet aux citoyens de saisir la justice au nom de l’entité, en raison des dommages subis par celle-ci directement.
- Bains rituels dans le Gange à Varanasi (autrefois appelée Bénarès), en 2013. Le fleuve et son écosystème ont une personnalité juridique depuis 2017.
C’est ceci que les habitants de Toledo, aux États-Unis, ont voulu faire en donnant au lac Érié des droits en février. Le lac est très gravement pollué par les rejets de l’agriculture et le droit actuel ne suffit pas à faire face à cette situation. Les citoyens, inquiets de leur manque de pouvoir, ont reconnu par voie référendaire le droit au lac « d’exister et de prospérer naturellement ». Au-delà de l’impact symbolique de l’action, les Toledoans disposent à présent d’un outil juridique pour agir en justice et protéger ce lac dont 12 millions de personnes dépendent.
Un autre objectif des droits de la Nature est de servir de moyen de pression sur les gouvernements pour les encourager à prendre des mesures concrètes en matière de protection de l’environnement. En novembre 2016, la Cour constitutionnelle colombienne a consacré les droits du fleuve Atrato à la suite des manquements de l’État vis-à-vis des droits fondamentaux des personnes vivant sur les bords du fleuve, menacés par l’exploitation minière illégale. La Cour se sert des droits de la Nature pour appuyer les droits humains et raffermir les obligations environnementales de l’État.
Un outil d’unification des Hommes autour d’un objectif commun
La Haute Cour de l’Uttarakhand en Inde a procédé d’une manière similaire en 2017 lorsqu’elle a consacré la personnalité juridique des fleuves Gange et Yamuna et de leurs écosystèmes. Ces fleuves sont gravement menacés par la pollution et les pouvoirs publics demeurent inactifs, donc la Cour a décidé que « la violation des droits du fleuve équivaudrait à la violation de droits humains ».
Enfin, le troisième aspect fondamental des droits de la Nature est leur imprégnation de la culture locale, et plus particulièrement des cultures autochtones. Ils se déclinent en fonction des problématiques et cultures locales à travers le monde. En Nouvelle-Zélande, le combat judiciaire mené par les Māoris pour la reconnaissance de leurs droits ancestraux sur le fleuve Whanganui s’est soldé par la reconnaissance de la personnalité juridique de celui-ci en mars 2017. Le fleuve devient en droit Te Awa Tupua, l’ancêtre des Māoris, conformément à leur cosmologie. Ceci permet de pacifier les relations entre Māoris et Néo-Zélandais d’origine britannique.
Les droits de la Nature, par leur adaptabilité, ont vocation à devenir un outil d’unification des Hommes autour d’un objectif commun et déclinable à l’envi : la préservation d’un habitat viable sur Terre, dans le respect de la diversité de chacun et de la Nature elle-même.