L’épidémie de Covid-19 et sa prise en charge révèlent les plus grandes injustices du monde. Dans le cadre du projet planète bleue, le 3 avril 2020, un webinaire a permis à des activistes au sein de populations confrontées à l’exclusion et à la pauvreté, au Chili, aux Etats-Unis et en Afrique du Sud, de témoigner et de faire grandir la solidarité. Par Meera Karunananthan, chargée de mission eau, Conseil des Canadiens. Traduction Camille Henry.
L’épidémie de Covid-19 et sa prise en charge révèlent les plus grandes inégalités du monde. Les mouvements sociaux et les associations de solidarité ont un rôle essentiel à jouer pour montrer les sources de la violence systémique et pour soutenir les mesures de long terme visant à l’éradiquer. En parallèle, les populations marginalisées ont besoin d’un soutien immédiat pour assurer leur survie. Il est temps pour nous tous, qui en avons les moyens, de concentrer notre travail de solidarité sur celles et ceux qui sont en première ligne.
Le projet Planète bleue vise à promouvoir la justice de l’eau dans le monde. Il soutient les populations dans leurs luttes pour l’accès et la maîtrise de l’eau et de l’assainissement. Ces dernières semaines, nous avons reçu de nombreux et terribles témoignages des activistes qui vivent et travaillent au sein de populations confrontées à la pauvreté et à l’exclusion. Ces populations qui se trouvaient déjà dans des situations de crise sont bien plus vulnérables face à l’épidémie de Covid-19.
Chili: Nataly Campusano de la plateforme de Valparaiso pour l’eau et l’assainissement
Valparaiso est la deuxième région la plus peuplée du Chili. Malgré la grande richesse générée par une industrie touristique florissante, l’exploitation du cuivre et l’agriculture, la région compte le plus grand nombre de bidonvilles du Chili. Dans la ville de Valparaiso, 22% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.
En décembre 2019, des bidonvilles de Valparaiso ont été détruits par des feux de forêt, laissant des centaines de personnes à la rue. Nataly Campusano, conseillère régionale et membre de la Table ronde pour l’eau et l’assainissement, considère que cette tragédie aurait pu facilement être évitée si les populations avaient eu accès à l’eau. Mais ESVAL, l’entreprise privée en charge de l’eau et de l’assainissement dans cette région, a refusé ses services aux personnes vivant dans les bidonvilles, les laissant livrés à eux-mêmes lorsque les feux de forêt ont ravagé leur quartier. ESVAL est majoritairement détenue par un fonds de pension, le régime de retraite des enseignants de l’Ontario, qui est actuellement le plus grand investisseur dans les services privés de l’eau au Chili. L’eau, de la ressource aux services, est entièrement privatisée au Chili. Et l’Etat manque à ses obligations.
C’est là que la Table ronde entre en jeu, explique Nataly Campusano. Nous avons informé les habitants de leurs droits. Nous avons assigné plusieurs fois la compagnie en justice pour dénoncer les violations des droits humains. Nous faisons aussi pression sur l’autorité de régulation. Nous avons perdu beaucoup de ces procédures parce que le gouvernement et le système juridique du Chili protègent les entreprises privées et leurs droits. Mais nous avons également remporté quelques victoires mineures, notamment une réduction des tarifs après les incendies. Nous avons également organisé de fortes campagnes pour rendre les tarifs de l’eau transparents. Avec la Covid-19, on nous demande de nous laver les mains, mais les gens de cette région n’ont pas accès à l’eau. Et rien n’a été fait par notre président pour garantir l’accès à l’eau pour ces communautés négligées.
Il nous est difficile de continuer la lutte contre ces défis croissants de jour en jour. Nous avons besoin d’un changement durable. Certaines personnes sont structurellement exclues et nous devons changer la constitution au Chili afin que la loi joue en notre faveur.
Juan Pablo Espinoza, un autre activiste de la Table ronde de l’eau et de l’assainissement, précise que le gouvernement n’apportera pas de réservoirs d’eau dans les quartiers non structurés. Malheureusement, nous allons devoir trouver une solution pour livrer de l’eau en bouteille aux milliers de personnes qui ne bénéficient pas d’un accès à l’eau.
USA: Maureen Taylor, présidente de l’Organisation pour les droits sociaux du Michigan
L’Organisation pour les droits sociaux du Michigan (MWRO) est une union de bénéficiaires de l’aide publique et de personnes à faibles revenus. Les bénévoles de la MWRO défendent et interviennent au nom de ses membres – victimes de la pauvreté – lorsque des conflits surgissent avec les organismes de prestation de services.
En tant que membre fondateur du Conseil populaire de l’eau, la MWRO a lutté contre les coupures d’eau en ville qui ont privé des dizaines de milliers de ménages pauvres des services d’eau et d’assainissement de Détroit.
Pour Maureen Taylor, présidente de la MWRO, le premier geste barrière contre l’épidémie est de se laver les mains. Cela va à l’encontre de ce qu’il se passe dans des endroits comme Détroit et Flint. En juin, six ans se seront écoulés depuis la crise de l’eau à Flint. À Détroit, nous luttons contre les coupures d’eau depuis 2014. Ce sont des attaques contre les pauvres.
En 2014, lorsque le Département de l’eau de Détroit a annoncé qu’ils allaient commencer à faire des coupures d’eau pour impayés, nous avons obtenu la liste des foyers menacés, près de 60 000 adresses qui allaient subir une coupure dans les six mois à venir. Il s’agissait de résidents à faibles revenus qui n’avaient tout simplement pas les moyens de payer leurs factures. Beaucoup étaient des personnes âgées, des mères célibataires ou des handicapés. De nombreux enfants vivaient dans ces foyers.
A Détroit, nous avons 20% de l’eau douce mondiale sur le pas de notre porte. Il n’y a pas de pénurie. Nous devons voir tout cela dans un contexte économique et politique. À une époque, Détroit était un pôle mondial de l’automobile. Les ouvriers étaient parmi les mieux payés d’Amérique du Nord. Mais la réalité d’aujourd’hui est bien différente et les travailleurs n’ont plus le même rapport de forces. Nous avons des gouvernements qui ne veulent pas nourrir et éduquer des gens considérés comme n’étant pas productifs pour l’économie.
Début avril, 10000 personnes ont été diagnostiquées comme étant infectées par le virus. Nous avons le nombre le plus élevé de malades après New York et Los Angeles. Nous ne savons pas combien parmi eux n’ont pas accès à l’eau. Nous avons eu une petite victoire lorsque le Gouverneur a émis un décret pour rétablir les raccordements à l’eau dans tout le Michigan. Nous étions surpris et ravis, mais maintenant nous poussons les gouvernements « à rétablir et à maintenir ».
Temma Kaplan, également de la MWRO, souligne le problème actuel dans le Michigan : les canalisations ne fonctionnent plus dans de nombreuses maisons qui ont été privées d’accès à l’eau pendant longtemps. La MWRO lutte pour des solutions abordables à long terme afin d’amener les gouvernements à maintenir l’accès à l’eau.
Afrique du Sud : les activistes du Cap
Koni Benson, Projet planète bleue et Université du Cap occidental présente la situation générale en Afrique du Sud.
Nous sommes désormais à la première semaine d’un confinement national de trois semaines. Les gens n’ont le droit de sortir que pour raisons médicales et pour acheter de la nourriture. Ils prennent lentement des dispositions pour répondre à d’autres besoins, comme la perception de subventions sociales. Les gens ont reçu un préavis de trois jours, ce qui a été très difficile pour beaucoup. La police et l’armée ont été amenées à appliquer des sanctions. Parmi les décès liés à la Covid-19 en Afrique du Sud jusqu’à présent, deux personnes seraient mortes de la maladie elle-même et deux autres de la violence policière liée à la situation de confinement.
Les gens se battent pour accéder à l’eau depuis des décennies et elle fait partie d’un héritage colonial vieux de 300 ans. Certains maires ont annoncé un moratoire sur les seuils de consommation, mais cela n’aide pas les personnes qui vivent sans eau. Les autorités se sont mobilisées pour obtenir des camions-citernes.
Axolile Notywala, Coalition pour la justice sociale, témoigne de la situation à Khayelitsha, un des plus grands townships d’Afrique du Sud et partiellement un bidonville.
Je travaille avec une coalition pour la justice sociale qui se bat depuis dix ans pour une eau potable propre et saine et des installations sanitaires dignes. Les bidonvilles se trouvent sur des terrains publics, ce qui devrait être simple à gérer pour les gouvernements (contrairement aux terrains privés où les propriétaires mettent en place des barrages routiers) ; la loi stipule clairement que les gouvernements ont l’obligation de fournir les services de base aux habitants des quartiers de fortune.
Dans les bidonvilles, les installations d’accès à l’eau sont communales, aussi le confinement pose problème. L’une des grandes agglomérations de Khayelitsha compte 4 500 ménages qui se partagent deux robinets. Les personnes qui y vivent, doivent faire 30 minutes de trajet pour obtenir de l’eau et cela peut être très dangereux tard dans la nuit ou tôt le matin. Dans ces conditions, on ne peut pas s’attendre à ce que les gens restent chez eux, mais ils vivent maintenant dans la peur depuis que l’armée et la police ont imposé le confinement.
Le Covid Action Network (CAN) a été créé récemment pour mettre en lien les gens à travers Le Cap. Il y a désormais 70 CANs locaux, dans les quartiers du Cap. Nous comprenons que cette épidémie est globale, mais nous devons mettre en place des solutions locales pour répondre à nos problèmes.
Nous avons partagé des solutions par le biais des réseaux sociaux pour remédier au manque de soutien de l’État. Les communications du gouvernement ne donnent pas la priorité à la plupart des communautés marginalisées. Les dirigeants locaux ont donc comblé ce manque : ils se sont engagés dans l’éducation du public pour rendre l’information accessible aux gens. Nous avons traduit le langage médical technique dans les langues locales et communiqué de manière à ce que les gens puissent comprendre.
Naomi Betana, Coalition pour la Justice de l’Eau, présente la situation à Witzenberg, une ville agricole.
On trouve ici les plus riches fermiers du monde. Dans le township et les bidonvilles, où vivent les ouvriers saisonniers, nous luttons contre les compteurs d’eau prépayés que la ville tente d’installer.
Ils menacent de retirer les subventions ou les « aides aux indigents », desquelles beaucoup de gens dépendent, s’ils n’acceptent pas de faire installer ces compteurs. Nous nous battons pour rétablir l’eau et l’électricité qui ont été coupées dans de nombreuses maisons.
Nous avons fait pression sur le ministre et obtenu dix réservoirs d’eau pour la livrer aux maisons qui ne bénéficient pas d’un accès, mais dans un contexte de confinement, nous ne pouvons pas surveiller ce qui se passe dans les bidonvilles. Nous avons besoin de réseaux de voisinage encore plus localisés.
Faeza Meyer, African Water Commons Collective (AWCC) évoque la situation dans la ville du Cap.
Depuis 2014, l’AWCC se mobilise contre les coupures d’eau de la ville du Cap. Nous luttons contre les dispositifs de gestion de l’eau (WMD) qui ferment les robinets après une quantité de base gratuite de 350 litres. Car cette quantité est insuffisante pour de nombreux ménages de la classe ouvrière. Nous travaillons également avec des personnes dont l’eau a été complètement coupée. Avec le confinement dû au coronavirus, nous nous efforçons d’atteindre ces personnes qui sont les plus vulnérables.
La police est très brutale. Nous nous réveillons le matin et nous les entendons crier et jurer à travers des haut-parleurs. Mais les populations s’organisent quand même pour soutenir les plus vulnérables. Les gens qui gagnaient leur vie en ramassant des déchets dans leurs chariots utilisent maintenant ces chariots pour livrer de l’eau à d’autres personnes.
Les gens viennent juste de recevoir leurs aides et peuvent acheter de la nourriture, leur situation s’est donc améliorée pour l’instant. Au début, quand ils allaient dans les supermarchés, les rayons étaient vides. C’est également difficile de survivre uniquement avec les aides, sans accès à un autre revenu. Quand elles seront épuisées, les gens seront en difficulté.
Nous avons un autre problème ici, dans les foyers sans compteur d’eau prépayé ou de dispositif de gestion de l’eau, la ville fournit l’électricité avec un compteur prépayé. Sans accès à l’électricité, les gens font des feux pour cuire leurs aliments, ce qui est dangereux.
Nous sommes criminalisés par la police qui ne comprend pas que les gens sortent par nécessité. Ils empêchent également l’organisation et la solidarité locales.
La plupart d’entre nous n’a pas de moyen de communication durant ce confinement. Les gens de la classe moyenne n’ont pas non plus de portable ou n’ont pas les moyens de payer un forfait, alors nous nous organisons pour envoyer des messages par-dessus les murs.
La conclusion de Suraya Scheba, Université du Cap
Il est vraiment important de faire comprendre que cette crise a une dimension historique. Nous sortons tout juste d’une crise de l’eau au Cap, durant laquelle la ville a réagi de manière à défendre les intérêts de ceux qui y avaient déjà accès et à saper les intérêts de ceux qui en étaient privés. La ville était concentrée sur sa propre résilience financière.
En termes de mobilisation et de réflexion sur l’avenir, nous devons réfléchir à ce à quoi ressemble la crise pour les communautés marginalisées. Les réseaux d’action communautaire ont permis à des communautés plus privilégiées de s’associer à des communautés moins privilégiées, de la charité à la solidarité.
Cagnotte pour le soutien financier aux associations de terrain : https://www.gofundme.com/f/marcela039s-campaign-for-blue-planet-project-inc?utm_source=customer&utm_medium=copy_link-tip&utm_campaign=p_cp+share-sheet
Texte original https://canadians.org/analysis/water-justice-time-covid-19