Commentaire sur le jugement du Tribunal d’instance de Limoges du 6 janvier 2016, par Daniel Kuri, Maître de Conférences de Droit Privé, Université de Limoges (O.M.I.J.) EA 3177
Il est plutôt rare que l’on commente les jugements des tribunaux d’instance. Nous voudrions, cependant, dans ces colonnes évoquer un jugement particulièrement intéressant rendu par le Tribunal d’instance de Limoges le 6 janvier 2016[1] qui serait, peut-être, le premier à statuer sur la question de la légalité des réductions de débit d’eau décidées par les entreprises de distribution d’eau.
En droit, le juge de première instance limougeaud s’est en effet prononcé sur une « petite affaire d’eau » – aux conséquences néanmoins dramatiques [2] – à l’aune d’un grand principe, réaffirmé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 29 mai 2015[3], selon lequel « le législateur, en garantissant […] l’accès à l’eau qui répond à un besoin essentiel de la personne, a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent »[4].
En l’espèce, le Tribunal a considéré que la réduction d’eau décidée par un groupe de distribution d’eau est illégale et il a condamné ce dernier à, notamment, rétablir le débit d’eau au sein du domicile des personnes concernées par la mesure de réduction.
Quelques mots pour rappeler la genèse de cette affaire.
A la suite d’une contestation auprès de la société SAUR[5] à propos d’une facture d’eau de 587 euros qui leur avait été adressée en mars 2015, deux femmes – la fille et sa mère – étaient en contentieux avec cette société. Refusant de payer cette somme, qu’elles estimaient due à un problème de relevé de compteur et de fuite, les deux femmes vivant à Saint-Laurent-sur-Gorre (Haute-Vienne) reçurent diverses relances pour payer cette facture. Selon les intéressées, elles avaient contacté la société en cause « pour leur expliquer le problème mais ils n’avaient rien voulu savoir »[6].
En définitive, le 14 octobre 2015, le groupe de gestion d’eau installa un système de « lentillage » pour réduire le débit d’eau de leur logement[7]. A compter de cette date, les deux femmes n’eurent d’autre choix que de se laver avec des lingettes et de se brosser les dents à l’eau minérale. Alexandra, la fille, témoignait d’ailleurs que « Même se laver les mains, ce [n’était] pas possible ». En se renseignant sur la législation applicable à l’eau, cette dernière apprit l’existence de la fondation France-Libertés dont l’un des combats est l’accès à l’eau potable.
Alertée, la fondation France-Libertés a alors saisi le Tribunal d’instance de Limoges en estimant que la réduction d’eau était interdite au même titre que les coupures d’eau, en application d’une décision du Conseil constitutionnel du 29 mai 2015[8].
Dans cette décision, le Conseil avait en effet validé l’interdiction totale des coupures d’eau introduite par la loi dite « Brottes » du 15 avril 2013[9], mesure qui avait été contestée par la même SAUR par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Le Conseil, dans sa décision du 29 mai 2015, avait jugé « que l’atteinte à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre qui résulte de l’interdiction d’interrompre la distribution d’eau n’est pas manifestement disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi par le législateur »[10].
Le Conseil avait ainsi rejeté la QPC posée par la SAUR après que celle-ci ait été attaquée en justice devant le Tribunal de grande instance d’Amiens pour une coupure d’eau réalisée sur l’un de ses clients en Picardie[11]. Le Conseil avait notamment écarté les griefs du distributeur d’eau qui dénonçait « une atteinte excessive à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre »[12].
Au-delà de son soutien aux plaignantes dans leur action en justice contre la SAUR, la fondation France-libertés entendait indiscutablement donner à cette affaire une portée nationale à propos des pratiques des distributeurs d’eau consistant à réduire le débit de ce produit essentiel. Le jugement du Tribunal était donc particulièrement attendu.
Le Tribunal d’instance de Limoges, jugeant en référé le 9 décembre 2015, a rendu son jugement le 6 janvier 2016. Le Tribunal a tout d’abord rappelé les dispositions juridiques s’appliquant aux distributeurs de matières premières. Ainsi, en vertu de l’article L. 115-3 du code de l’action sociale et des familles, « du 1er novembre de chaque année au 31 mars de l’année suivante, les fournisseurs d’électricité, de chaleur, de gaz ne peuvent procéder, dans une résidence principale, à l’interruption, y compris par résiliation de contrat, pour non-paiement des factures, de la fourniture d’électricité, de chaleur ou de gaz aux personnes ou familles. Les fournisseurs d’électricité peuvent néanmoins procéder à une réduction de puissance, sauf pour les consommateurs mentionnés à l’article L. 124-1 du code de l’énergie. […]. Ces dispositions s’appliquent aux distributeurs d’eau pour la distribution d’eau tout au long de l’année »[13].
Le Tribunal souligne ensuite que le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 29 mai 2015, s’est prononcé sur l’illégalité des coupures d’eau. Ainsi, selon le Conseil constitutionnel, cité par le juge d’instance, « en prévoyant que cette interdiction s’impose quelle que soit la situation des personnes titulaires du contrat, [le législateur] a, ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires de la loi du 15 avril 2013 susvisée [Loi dite « Brottes »], entendu s’assurer qu’aucune personne en situation de précarité ne puisse être privée d’eau ; que le législateur, en garantissant dans ces conditions l’accès à l’eau qui répond à un besoin essentiel de la personne, a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent »[14].
Le Tribunal va ensuite considérer qu’ « En l’espèce, au vu des normes applicables en la matière, il est indubitable que la société SAUR n’est pas légitime à couper intégralement l’accès à l’eau aux consorts X-Y. La question qui se pose est [donc] celle de savoir si un accès diminué, tel qu’il a été mis en place par le biais de la procédure de “lentillage”, est légal ». Le juge rappelle à ce propos que C. Nivard, dans son commentaire de la décision du Conseil constitutionnel du 29 mai 2015[15], estimait que cette pratique était sujette à controverse, notamment au regard des dispositions du décret n° 2008-780 du 13 août 2008, en vertu duquel « lorsqu’un consommateur d’électricité, de gaz, de chaleur ou d’eau n’a pas acquitté sa facture dans un délai de 14 jours après sa date d’émission ou à la date limite de paiement, lorsque cette date est postérieure, son fournisseur l’informe par un premier courrier qu’à défaut de règlement dans un délai supplémentaire de 15 jours sa fourniture pourra être réduite ou interrompue pour l’électricité, ou interrompue pour le gaz, la chaleur ou l’eau ». Selon C. Nivard, reprise ici par le Tribunal, « Il résulte […] de ce texte que la réduction de l’apport en énergie n’est envisageable que pour l’électricité »[16]. Par ailleurs, selon le Tribunal, « Un argument supplémentaire en faveur de l’illégalité de la pratique du lentilllage est tiré de la décision précitée du Conseil Constitutionnel, lequel fonde l’accès à l’eau sur la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent. Or, selon l’article 3 du décret n° 2002-120 du 30 janvier 2002, une telle habitation doit contenir “une installation d’alimentation en eau potable assurant à l’intérieur du logement la distribution avec une pression et un débit suffisants pour l’utilisation normale de ses locataires”, exigence qui n’apparaît pas compatible avec la diminution du débit d’eau pratiquée via le lentillage ». Toujours d’après le Tribunal, « Il sera en outre observé que la société SAUR conserve tous les moyens d’exécution relatifs au recouvrement d’une créance, ainsi que le note le Conseil Constitutionnel dans le considérant huit de la décision précitée[17], sans avoir à recourir au procédé de lentillage ». Enfin, le juge considère qu’ « une application littérale des textes ne conduit pas à valider la pratique sus-mentionnée, en ce que, selon l’article L. 115-3 du code de l’action sociale et des familles, les distributeurs d’électricité comme d’eau ne peuvent pas réduire la puissance de leur fourniture d’énergie au détriment des personnes susceptibles de bénéficier du chèque énergie, c’est-à-dire des individus économiquement démunis, ce qui est le cas des consorts X-Y, qui ne bénéficient que de modestes moyens aux fins de subvenir aux besoins de la vie courante ». En conséquence, au vu de l’ensemble de ces éléments, le Tribunal a considéré qu’ « [il convenait] de faire application de l’article 849 du code de procédure civile, de dire que la faiblesse du débit du courant d’eau au sein du domicile des consorts X-Y constitue un trouble manifestement illicite qu’il convient d’arrêter en ordonnant à la SAUR, sous astreinte de 100 euros par jour de retard à compter d’un délai de huit jours suivant la signification de la présente ordonnance, de rétablir le débit normal d’eau au sein du domicile concerné ».
Le juge a donc ordonné à la SAUR « de rétablir le débit normal d’eau au sein du domicile concerné ».
Enfin, la SAUR a été condamnée à payer 1.000 euros à chacune des plaignantes au titre de leur préjudice moral, ainsi que 300 euros à la fondation France-Libertés et 300 euros à l’association Coordination Eau Île-de-France, qui avait également saisi le tribunal. L’une des plaignantes pouvait, après le prononcé du jugement, déclarer « Nous avons ressenti un grand soulagement ». La fondation France-Libertés, quant à elle, compte sur cette décision pour régler les situations d’au moins 250 foyers – qu’elle a recensés – subissant des coupures ou des réductions d’eau[18].
On se plait, désormais, à espérer que la décision audacieuse mais juridiquement très fondée du Tribunal d’instance de Limoges fera jurisprudence.
Les juges appliqueront alors la volonté du législateur, rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 29 mai 2015, selon laquelle « le législateur, en garantissant […] l’accès à l’eau qui répond à un besoin essentiel de la personne, a ainsi poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle que constitue la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent »[19].
Au-delà de ces solutions issues du droit positif, peut-être faudrait-il – et le débat sur les biens communs nous y invite – reconsidérer la question de l’eau et du droit à celle-ci en prenant en compte dans l’aspect économique de la fourniture d’eau que l’eau est un besoin essentiel de l’individu. Dans cet esprit, le droit à l’eau pourrait alors être garanti pour toute personne par l’adoption d’une tarification progressive qui offrirait la gratuité des premiers mètres cubes dits « vitaux »[20].
[1] C. Zarb, « La réduction d’eau jugée illégale », Le Populaire du Centre, 15 janvier 2016, p. 4.
[2] Les personnes, faisant l’objet de la mesure de réduction d’eau, déclaraient « C’est une situation très dégradante. On en a parlé à personne sauf à notre famille », Le Populaire du Centre, art. cit.
[3] Décision n° 2015-470 QPC du 29 mai 2015.
[4] Décision précitée, considérant n° 7.
[5] La société SAUR (Société d’Aménagement Urbain et Rural) est un acteur « historique » de la distribution de l’eau en France. Elle fut fondée en 1933 et ses principaux actionnaires sont, aujourd’hui, des banques dont notamment la BNP Paribas et le Groupe BPCE.
[6] Le Populaire du Centre, art. cit.
[7] Alexandra – la fille – déclarait « Ce jour-là, quand maman est rentrée de ses ménages, elle s’est rendue compte qu’il n’y avait plus d’eau au robinet. Enfin, quelques gouttes seulement », Le Populaire du Centre, art. cit.
[8] Décision précitée.
[9] Loi n° 2013-312 du 15 avril 2013 visant à préparer la transition vers un système énergétique sobre et portant diverses dispositions sur la tarification de l’eau et sur les éoliennes. Cette loi, dans son article 19, interdit à tout distributeur de couper l’alimentation en eau dans une résidence principale même en cas d’impayé et cela tout au long de l’année. C’est le même texte qui a institué aussi le principe de trêve hivernale pour l’électricité et le gaz, au bénéfice de tous les consommateurs sans distinction de revenus. Le décret n° 2014-274 du 27 février 2014 modifiant le décret n° 2008-780 du 13 août 2008 relatif à la procédure applicable en cas d’impayés des factures d’électricité, de gaz, de chaleur et d’eau, pris pour l’application de l’article 19 de la loi précitée, de l’aveu de plusieurs commentateurs, n’a donné aucune explication concernant la portée de la disposition législative sur les coupures d’eau, voir en ce sens https:// eau-iledefrance/les-coupures-deau-pour-impayes-sont-illegales/ pour qui « Le décret a d’ailleurs été rédigé de manière à ne pas dire que les coupures d’eau sont désormais interdites ou qu’elles sont autorisées dans certains cas. Ceci résulte du fait que la disposition législative est parfaitement claire : la loi exclut toutes les coupures sans prévoir d’exception ».
L’article 19 a lui-même été intégré dans l’article L. 115-3 du Code de l’action sociale et des familles.
Par ailleurs, selon les mêmes sources (https:// eau-iledefrance), « Le décret du 27 février 2014 n’autorise pas les réductions de débit pour l’eau et doit être interprété comme excluant cette possibilité. De toute façon, depuis 2008, ces réductions étaient devenues totalement illégales ».
[10] Décision précitée, considérant n° 8.
[11] Dépêche AFP, 29 mai 2015. Ce client de la Saur, chez qui l’opérateur avait coupé l’eau pendant plusieurs mois, avait intenté une action en justice devant le Tribunal de grande instance d’Amiens. Le tribunal avait ordonné le rétablissement immédiat de l’eau et avais mis le reste de son jugement en attente en raison du dépôt par la SAUR de sa QPC.
[12] Décision précitée, considérant n° 2.
[13] Souligné par nous.
[14] Décision précitée, considérant n° 7.
[15] C. Nivard, « La garantie de l’accès à l’eau devant le Conseil Constitutionnel », AJDA 2015, p. 1074.
[16] Voir également pour cette interprétation la Coordination Eau Île-de-France, cf. supra, note 9.
[17] Le Conseil notait en effet dans ce considérant « […] qu’en outre, la disposition contestée [par l’auteur de la QPC] est une dérogation à l’exception d’inexécution du contrat de fourniture d’eau qui ne prive pas le fournisseur des moyens de recouvrer les créances correspondant aux factures impayées ».
[18] Le Populaire du Centre, art. cit.
[19] Décision précitée, considérant n° 7.
[20] Nous faisons nôtre cette réflexion d’une jeune doctorante, E. Broussard, ancienne conseillère municipale en charge des questions de l’eau, qui, dans un courrier privé, ajoutait que « ce système déjà adopté par certaines villes (Dax) a l’avantage d’offrir aux plus précaires un accès sans condition à l’eau tout en responsabilisant les consommateurs les plus gourmands en eau ».