Au premier abord, la cabine a tout d’une toilette publique classique. Porte en inox, ventilation légère, lumière douce. Mais au moment de tirer la chasse… surprise ! Plutôt qu’un jet d’eau, c’est un tapis roulant qui s’actionne, emportant urine et fèces vers une nouvelle vie. Cette toilette sèche revient d’un séjour de six mois sur les quais du Rhône, à Lyon : elle a permis d’économiser 435 000 litres d’eau et de collecter 104 m3 d’urine — utilisées ensuite pour fertiliser des cultures.
« Les W.-C. classiques sont une aberration écologique », soutient Benjamin Clouet, membre d’Ecosec, la société coopérative qui a fabriqué cette cabine. Les chiffres sont éloquents : 9 litres d’eau partent dans les égouts à chaque chasse tirée, soit plus de 13 000 litres par personne et par an. « Sur une année, une personne produit en moyenne 400 litres d’urine et 20 litres de matières fécales », précise l’ingénieur. En clair : beaucoup d’eau gaspillée pour évacuer des pipis et cacas qui pourraient être judicieusement réutilisés.
« Notre agriculture est en demande d’azote et de phosphore, que nous produisons chimiquement à grand renfort de pétrole, poursuit-il. Dans le même temps, nous envoyons aux stations d’épuration des litres d’urine qui contiennent ces substances, pour qu’elles les traitent, là encore en consommant du pétrole. On marche sur la tête ! » La solution serait ainsi toute simple : « Les toilettes sèches, particulièrement celles à séparation [1], permettent des économies d’eau, mais aussi de récupérer et de valoriser l’urine comme fertilisant naturel », insiste M. Clouet.
Une goutte de sciure dans un océan de tout-à-l’égoût
Peu à peu, le water-closet sans water gagne du terrain en France. « Il y a neuf ans, quand nous nous sommes lancés, c’était une affaire de militants et de hippies, résume-t-il. Aujourd’hui, il y a clairement une évolution. Le sujet intéresse les élus et les institutions. » Le dérèglement climatique ne serait pas étranger à cet engouement : « Depuis la sécheresse de cet été, on sent une accélération, observe Victor Ledoux, du Réseau d’assainissement écologique. Le nombre de personnes intéressées, sur les groupes Facebook ou sur les sites dédiés, a explosé. »
Longtemps réservés aux festivaliers, les trônes sans chasse conquièrent désormais de nouveaux postérieurs : à Dol-de-Bretagne (Ille-et-Vilaine), vingt logements dans un habitat participatif ont été équipés de ces cabinets écolos. À Paris, un restaurant propose à ses 1 500 clients quotidiens de se soulager sans utiliser d’eau.
De là à parler de révolution, il y a une fosse (septique) que Benjamin Clouet ne franchit pas : « Rien que sur le marché de la location de toilettes, pour des chantiers ou des festivals, les cabines sèches ne représentent que 5 % du chiffre d’affaires ». Il y aurait selon lui moins de 2 000 pipi-rooms écolos à travers l’Hexagone. Une goutte de sciure dans un océan de tout-à-l’égoût.
Alors, comment passer à la vitesse supérieure ? « Il faut lever les freins réglementaires », insiste M. Clouet. En principe, la loi autorise l’installation de toilettes sèches, même dans des habitations déjà raccordées au réseau d’assainissement collectif. L’arrêté du 7 septembre 2009 fixe tout de même une série de lignes rouges. « Concrètement, vous pouvez installer des toilettes sèches si vous pouvez traiter et composter leur contenu chez vous, sur place, précise Victor Ledoux, ce qui bloque leur déploiement dans des habitats urbains et collectifs. »
Dans les faits, les autorités sanitaires sont encore réticentes « Les projets de valorisation des urines sont régulièrement retoqués, parce que ça risquerait de polluer les milieux, avec les résidus médicamenteux notamment, constate Benjamin Clouet. C’est paradoxal, car on autorise l’épandage de fumier d’animaux potentiellement plein de produits chimiques et de pathogènes, mais on freine l’utilisation d’urine, qui est un liquide stérile ! » Notre pipi n’est ainsi pas reconnu comme un engrais utilisable en agriculture bio.
« Notre pipi ne “vaut” rien »
Autre obstacle, économique. « L’installation de toilettes sèches n’est rentable que s’il y a des subventions », rappelle l’ingénieur. Outre le prix de fabrication — entre 2 000 et 3 000 euros chez Ecosec —, la collecte et le traitement des effluents coûtent cher. « Il n’existe pas de marché de l’urine, notre pipi ne “vaut” rien. Les politiques ont donc un rôle important à jouer », estime le salarié d’Ecosec, citant la mairie de Paris, qui a prévu que les futurs logements du quartier Saint-Vincent-de-Paul, dans le 14e arrondissement, seront équipés d’urinoirs secs.
Lueur d’espoir au bout de la cuvette, le procédé inventé par l’entreprise bordelaise Toopi, qui crée des engrais organiques à partir de notre or jaune. « Ils mélangent l’urine à du sucre et à des bactéries fertilisantes, présentes naturellement dans le sol mais en petite quantité, et font fermenter le tout pour donner un engrais très efficace, décrit M. Clouet. Une sorte de kéfir de pisse ! » Grâce à cette méthode low-tech, notre pipi devient un produit rentable.
« Il y a plein d’autres projets en cours d’expérimentation, pour valoriser l’urine en produisant des algues, en complément du bois raméal fragmenté, liste l’ingénieur enthousiaste, qui esquisse son rêve écolo : Un monde où les villes seraient entourées de ceintures maraîchères, où les producteurs viendraient dans le centre — en vélo ou en bateau — amener leurs légumes, et repartiraient en emportant les biodéchets compostés et l’urine pour fertiliser leurs cultures. »