Cet article de Maude Barlow, qui cite les thèses de l’hydrologue slovaque Michal Kravcik, est particulièrement important à un moment où se prépare la « COP 21 » (conférence internationale sur le climat, qui doit se tenir au Bourget fin 2015) : « même si nous solutionnons le problème des gaz à effet de serre, nous ne serons pas en mesure d’arrêter le changement climatique si nous ne nous occupons pas de l’impact sur la planète de notre sur-exploitation de l’eau ».
Maude Barlow décrit les atteintes faites au système hydrique mondial, et montre les solutions, qui supposent de modifier totalement l’usage des ressources en eau ainsi que le commerce mondial, en relocalisant bon nombre de productions.
« Une composante cruciale manque à la fois dans l’analyse actuelle du chaos climatique et dans les solutions qui sont proposées pour y répondre. La plupart des universitaires spécialisés sur le climat et des activistes voient le chaos climatique comme résultant presque uniquement des émissions de gaz à effet de serre issus de la combustion des carburants fossiles ainsi que de la pollution par le méthane des industries extractives et de l’élevage. La solution à la crise serait de réduire les émissions de CO2 et d’autres polluants dans l’air et de passer aux sources d’énergie alternatives et durables.
Je souscris pleinement aux apports de la science à cette analyse et je les soutiens. Je rejoins les autres activistes du climat dans la lutte contre l’usage croissant des carburants fossiles, surtout ceux venant de la fracturation hydraulique et de l’exploitation des sables bitumineux dans mon propre pays, le Canada. Mais je ressens fortement qu’il manque une pièce au puzzle, qui doit être prise en compte si nous voulons comprendre correctement la vraie nature de la crise. Ce morceau manquant est notre sur-exploitation de l’eau, sa mauvaise gestion et son détournement.
Quand nous parlons du changement climatique et de l’eau, c’est d’habitude pour considérer que le réchauffement a un impact sérieux et négatif sur les ressources en eau douce dans le monde. Effectivement, c’est le cas. Des conditions climatiques plus chaudes amènent une évaporation plus rapide des lacs et des rivières, des chutes de neige réduites, la baisse de l’étendue des glaciers et leur fonte. Tout cela représente un tribut terrible sur les systèmes hydriques de la planète.
Ce qui est moins compris, c’est que notre traitement cavalier de l’eau douce est aussi une cause majeure du chaos climatique et du réchauffement global. Ceci a besoin d’être pris en compte par notre mouvement. Si nous voulons analyser correctement le changement climatique, il est temps d’inclure une analyse de la façon dont notre surconsommation d’eau est un facteur additionnel dans l’apparition du réchauffement global. Les solutions à la crise doivent inclure la protection de l’eau et la restauration des bassins versants.
L’humanité moderne a largement perdu son rapport avec l’eau à l’état naturel. Au lieu de voir l’eau comme l’élément essentiel des bassins versants vivants qui nous donne la vie à tous, nous considérons l’eau comme une ressource nous procurant confort, plaisir et profits. Alors nous déversons des polluants dans nos bassins versants, sur-exploitons à mort nos rivières et pompons les eaux souterraines fossiles anciennes plus vite que la nature ne peut les reconstituer. Des fleuves n’atteignent plus l’océan, des aquifères sont asséchés, les déserts se développent. Cinq cents scientifiques ont récemment averti que notre surconsommation collective de l’eau a fait entrer la planète dans un « nouvel âge géologique” – une « transformation planétaire” qui n’est pas sans rappeler le retrait des glaciers il y a 11 000 ans.
Ce mauvais traitement de l’eau affecte le climat de deux manières.
La première est le déplacement de l’eau de l’endroit où elle participe à des écosystèmes sains, qui contribuent à leur tour à des cycles hydrologiques en bonne santé. Les sociétés modernes déplacent régulièrement des ressources locales en eau pour répondre à leurs besoins. Les villes sont construites au-dessus de rivières et de ruisseaux enterrés. L’eau est massivement canalisée et détournée pour répondre à nos objectifs. L’eau est déplacée de son emplacement naturel (qui nous est accessible) dans les bassins versants et aquifères, que ce soit par l’irrigation intensive pour la production de nourriture – où une grande partie de l’eau est perdue par évaporation – ou pour fournir la soif vorace des mégapoles, où elle est en général déversée comme un déchet dans des réseaux d’assainissement la conduisant finalement à l’océan.
L’humanité a tellement pollué les eaux de surface de la planète que nous sommes maintenant amenés à exploiter les nappes phréatiques bien plus vite que celles-ci peuvent être renouvelées par la nature. Les prélèvements globaux d’eau ont augmenté de 50 pour cent dans les dernières décades et continuent d’augmenter de façon spectaculaire. Grâce à la technologie des forages de puits qui n’existait pas il y a une centaine d’années, les humains extraient maintenant sans relâche les eaux souterraines. Le pompage des eaux souterraines dans le monde a plus que doublé entre 1960 et 2000 et est responsable d’une part significative de la hausse du niveau des mers.
Quand l’eau ne peut pas retourner aux champs, aux prairies, aux zones humides et aux cours d’eau suite à l’étalement urbain, aux mauvaises pratiques agricoles, au sur-pâturage et à la suppression des capacités de rétention d’eau des sols, la quantité réelle d’eau dans le cycle hydrologique local diminue, conduisant à la désertification des terres autrefois vertes. Quand on retire l’eau du sol, le sol se réchauffe et échauffe l’air à proximité.
L’eau est également perdue pour les écosystèmes à la suite du « commerce virtuel » – à travers de l’eau utilisée pour la production de cultures ou de produits manufacturés qui sont ensuite exportés. Plus de 20% de l’eau utilisée quotidiennement pour les besoins humains sont exportés hors des bassins versants de cette façon. L’eau est également acheminée sur de longues distances pour des besoins industriels, laissant derrière elle des paysages arides.
La deuxième façon dont notre intervention dans les bassins versants affecte le climat est l’élimination de la végétation nécessaire à un cycle hydrologique sain. L’urbanisation, la déforestation et la destruction des zones humides détruit largement la capacité de rétention d’eau des milieux naturels et conduit à un déclin des précipitations sur les zones concernées. Tout à fait logiquement, s’il n’y a plus rien de vert pour attirer la pluie, les systèmes nuageux vont plus loin, en créant un désert là où existait un écosystème vivant. Des études récentes confirment que lorsque les forêts sont abattues, les précipitations locales diminuent. Nous savons tous que le « Dust Bowl » a été causée par l’élimination rapide des prairies herbeuses, laissant la terre superficielle sèche, qui a ensuite été emportée par le vent. Mais nous ne pensons pas que cette sécheresse a été une infortune ou un acte inopportun de Dieu. Pas du tout. Des études montrent que l’élimination de l’eau des sols amplifie la baisse naturelle des précipitations et transforme un cycle de sécheresse ordinaire en une catastrophe.
Le scientifique slovaque Michal Kravcik et ses collègues expliquent que le milieu vivant influe sur le climat principalement par la régulation du cycle de l’eau avec les énormes flux d’énergie qui y sont liés. Les plantes, sujettes à l’évapo-transpiration, surtout des forêts, travaillent comme une sorte de pompe biologique, aspirant l’air humide des océans et le transférant à la terre sèche. Si la végétation est enlevée de la terre, le système naturel de régulation de la biosphère est interrompu. Le sol est érodé, réduisant la teneur en matière organique dans le sol, ce qui diminue sa capacité à retenir l’eau. Le sol sec qui a perdu sa végétation piège la chaleur solaire, ce qui augmente considérablement la température locale et cause une réduction des précipitations sur la région concernée. Ce processus détruit également la séquestration naturelle du carbone dans le sol et cause une perte de matière carbonée.
Bien sûr, ces deux façons dont notre sur-exploitation de l’eau affecte le climat sont profondément liées. Tout comme la suppression de la végétation d’un écosystème asséchera le sol, l’élimination de l’eau d’un écosystème signifiera une végétation réduite ou inexistante. Comme l’explique Kravcik, le jaune du soleil combiné au bleu de l’eau crée le vert de notre monde vivant. Retirer soit le bleu soit le vert de la terre, et la chaleur du soleil va tout changer.
Pris ensemble, ces deux facteurs accélèrent le désertification de la planète et intensifient le réchauffement climatique. Kravcik dit que nous ne serons pas en mesure d’arrêter le changement climatique si nous ne nous occupons pas de l’impact sur la planète de notre sur-exploitation de l’eau, même si nous solutionnons et inversons l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre ainsi que notre dépendance aux combustibles fossiles. Nous ne restaurerons pas la santé du climat tant que nous n’apporterons pas une réponse collective à la crise de l’eau douce et à notre traitement cavalier des systèmes hydriques dans le monde.
Restauration des bassins versants
La solution à cette crise concernant l’eau est la restauration de bassins versants. Il faut faire revenir l’eau dans les territoires desséchés. Il faut restituer l’eau qui a disparu en conservant autant que possible l’eau de pluie dans l’écosystème afin que l’eau puisse pénétrer le sol, reconstituer les nappes phréatiques, puis retourner à l’atmosphère pour réguler les températures et renouveler le cycle hydrologique. Toute activité humaine, industrielle ou agricole doit se conformer à cet impératif. Ce projet pourrait par ailleurs employer des millions de personnes et réduire la pauvreté dans les pays du Sud. Nos villes doivent être entourées de zones vertes conservant l’eau. Nous devons restaurer les forêts et les zones humides – les poumons et les reins de l’eau douce. Pour que cela soit couronné de succès, trois lois fondamentales de la nature doivent être respectées.
Tout d’abord, il est nécessaire de créer des conditions qui permettent à l’eau de pluie de rester dans les bassins versants locaux. Cela signifie qu’il faut restaurer les espaces naturels où l’eau de pluie peut tomber et où elle peut s’écouler. La rétention de l’eau peut être réalisée à tous niveaux : en prévoyant des toitures végétalisées sur les habitations et les immeubles de bureaux, en préconisant dans la planification urbaine de capter l’eau de pluie et les eaux d’orage pour les rendre à la terre, en récupérant l’eau au cours de la production de denrées alimentaires, en récupérant l’eau qui est évacuée quotidiennement pour la restituer à la terre une fois propre, afin de ne pas faire monter les océans.
Deuxièmement, nous ne pouvons pas continuer à exploiter les nappes souterraines à un rythme supérieur à celui de leur reconstitution naturelle. Si nous le faisons, il n’y aura pas assez d’eau pour la prochaine génération. Les extractions ne peuvent pas dépasser les recharges de même qu’on ne peut pas prélever un compte en banque sans y mettre de nouveaux dépôts. Partout, les gouvernements doivent
entreprendre des recherches intensives sur les réserves d’eau souterraine et réglementer les prélèvements d’eau souterraine avant que leurs réserves ne disparaissent. Ceci peut signifier un changement dans la politique d’exportation de la production nationale et locale.
Troisièmement, nous devons arrêter de polluer nos sources d’eau superficielle et souterraine. Nous devons transcrire cette intention dans une législation stricte. La sur-exploitation de l’eau dans l’extraction de pétrole, la production de gaz méthane et l’exploitation minière doivent cesser. Nous devons nous débarrasser des pratiques de l’agriculture industrielle à base de produits chimiques et écouter les nombreuses voix sonnant l’alarme autour de la ruée vers les cultures agricoles pour les biocarburants qui sont gourmandes en eau. Nous devons promouvoir la «subsidiarité», de sorte que les politiques nationales et les règles commerciales internationales puissent soutenir la production alimentaire locale afin de protéger l’environnement et promouvoir une agriculture locale durable.
Ces politiques devraient également décourager le commerce d’ « eau virtuelle ». Les pays pourraient interdire ou limiter le transfert de masses d’eau par pipeline. Les investissements gouvernementaux dans les infrastructures d’eau douce et d’eau usée devraient permettre de sauver d’énormes volumes d’eau perdus chaque jour à cause de réseaux vétustes ou inexistants. Les lois nationales devraient faire respecter des pratiques de collecte d’eau à tous les niveaux.
Vers un monde sécurisé au niveau de l’eau
De toute évidence, les gouvernements à travers le monde doivent reconnaître la crise de l’eau à laquelle ils sont confrontés et la part que la sur-exploitation de l’eau joue dans l’assèchement de la planète pour pouvoir réussir ce plan de sauvetage. Cela signifie que les ressources en eau des nations doivent être prises en compte dans les diverses politiques des gouvernements à tous les niveaux.
Les nations doivent entreprendre des études intensives pour s’assurer du bon état des bassins versants, de l’emplacement et de la taille des réserves d’eau souterraine. Toutes les activités qui ont un impact sur l’eau doivent être conformes à une nouvelle éthique – conformément à la loi – visant à protéger les ressources en eau de la pollution et des prélèvements excessifs. Ceci représentera probablement un défi considérable pour les politiques gouvernementales qui favorisent une croissance économique mondiale illimitée.
Près de deux milliards de personnes vivent dans des régions du globe soumises au stress hydrique. Jusqu’à maintenant, la plupart des gouvernements se sont penchés sur cette terrible réalité avec un programme d’exploitation croissante des ressources en eau souterraine. Mais les niveaux actuels de ces prélèvements d’eau souterraine ne sont pas viables. Réaliser vraiment le droit universel à l’eau et protéger en même temps l’eau pour la nature, entraîne une révolution dans la façon dont nous traitons les ressources en eau finies du monde. Il n’y a pas de temps à perdre. »
Notes de Maude Barlow pour le Sommet Féministe international du Climat et de la Terre.
New York, 20-23 septembre 2013
Maude Barlow assure la présidence du Conseil des Canadiens depuis 1988. Elle est aussi la cofondatrice du Projet Planète bleue, qui travaille au niveau international pour le droit à l’eau. Maude Barlow préside également le conseil de Food & Water Watch . Le 14 octobre 2008, à l’ONU, Miguel d’Escoto Brockmann a nommé Maude Barlow, Conseillère principale du Président de l’Assemblée pour les questions de l’eau6.
• Maude Barlow et Tony Clarke, La Bataille de Seattle : Sociétés civiles contre mondialisation marchande, Fayard, 2002, 385 p. (ISBN 978-2213612454)
• Maude Barlow et Tony Clarke, L’or bleu : L’eau, nouvel enjeu stratégique et commercial, Boréal, 2005 (ISBN 978-2764603895)
• Maude Barlow et Tony Clarke (trad. Paule Noyart), L’or bleu : L’eau, le grand enjeu du XXIe siècle, Hachette Littératures, 2007, 390 p. (ISBN 978-2012792999)
• Maude Barlow (trad. Françoise Forest), Vers un pacte de l’eau, Editions Ecosociété, 2010, 245 p. (ISBN 978-2-923165-59-2)
Maude Barlow : Blue Future : Protecting Water for People and the Planet Forever, New Press 2014, 326 p.et format kindle (ISBN : 978-1595589477) ouvrage publié en janvier 2014, non traduit en français.