En réponse à l’appel de la Commission européenne, voici la contribution de Riccardo Petrella, professeur émérite de l’Université de Louvain, président de l’Agora des habitants de la Terre, auteur du livre « Les futurs de l’eau. La grande abdication », publication prévue en 2025, Editions Couleur Livres, Mons, et d’Anne Peeters, Présidente, Editions Couleur Livres, Mons. Belgique.

En remerciant la Commission européenne d’avoir pris l’initiative de promouvoir la présente consultation, nous nous limiterons à trois considérations, suivant les incitations de l’Appel à consultation, que voici :
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les objectifs de la « Stratégie ». L’objectif manquant
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l’objet de la « stratégie ». Stress hydrique, quelle résilience ?
- l’enjeu du financement de l’eau (et corollaire de la participation des citoyens)..La responsabilité publique collective
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Les objectifs de la « Stratégie ». L’objectif manquant.
Dans tous les documents et déclarations de la Commission européenne concernant la « Stratégie » on mentionne systématiquement :
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make Europe water-resilient, ensuring that water sources are properly managed and scarcity is addressed
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strengthen the competitiveness and innovative edge of our water industry and take a circular economy approach.
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L’eau étant la source principale de vie avec l’air, la terre et l’énergie solaire, il serait justifié et approprié de mentionner avant tout l’objectif de l’ obligation revenant aux pouvoirs publics de sauvegarder l’eau et de soutenir ses usages en priorité dans le but de :
– « concrétiser le ‘droit humain universel à la vie» et le droit de l’eau à la vie( bon état chimique et écologique) » , et « gouverner l’eau en tant que bien commun public mondial »
Vu l’absence de toute référence à ces concepts, il est indispensable que la Commission européenne, et le Parlement européen ( représentant direct des citoyens de l’UE) y fassent mention pour combler cette lacune inacceptable. Les deux concepts ne peuvent pas être éliminés des priorités fondamentales d’une politique de l’eau pour la vie. D‘ailleurs, la réalité montre que plus l’Union a diminué l’importance des objectifs dits « Europe sociale » par rapport à l’Europe du marché intérieur et de l’euro, à partir de 1972, (1) plus le détricotage des valeurs fondamentales du Projet Europe lancé en 1951 s’est développé et intensifié.
La politique de l’eau (synonyme de politique de la vie) n’est pas seulement une politique de gestion efficiente , en termes de rentabilité, de l’eau ressource naturelle économique en voie de raréfaction quantitative et qualitative ! Sa finalité ne peut pas être, en priorité, celle de favoriser les capacités d’innovation technologique et économique des entreprises européennes en vue d’une plus grande efficience, rentabilité et compétitivité.
Les dimensions utilitaires ;commerciales, techniques, de l’indice boursier, sont très importantes évidemment mais partielles, sectorielles, insuffisantes… Ce qui donne une valeur majeure à la politique de l’eau c’est surtout ses finalités humaines, sociales, culturelles, « politiques », à savoir le vivre ensemble, le partage, la dimension communautaire, la responsabilité collective, le soin de la nature, le respect des droits humains et sociaux. C’est la mémoire des hautes valeurs de vie concrétisées par nos sociétés que nous voulons laisser aux générations futures à travers une politique de l’eau pour la vie.
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L’objet de la » Stratégie ». Stress hydrique, quelle résilience ?
Que l’objet soit d’ « atténuer et prévenir les situations de stress hydrique ». ne pose pas de problème. On peut cependant déplorer le fait que le document « Stratégie » oublie de préciser que le stress hydrique, en croissance partout dans le monde, n’est pas directement dû à l’absence d’eau bonne pour usages humains dans la quantité nécessaire pour la vie. Pourquoi ? Essayons de comprendre les faits.
Les données sur les empreintes hydriques et écologiques des pays confirment que, au cours des dernières décennies, l’état chimique et écologique des eaux européennes constitue une vraie débâcle. Selon le dernier rapport de l’Agence Européenne de l’Environnement de l’UE, malgré les efforts entrepris, 37% seulement des eaux européennes sont en bon état.(2) Qui plus est, l’objectif originaire fixé par la Directive cadre européenne de l’eau de 2000 d’atteindre le bon état écologique des eaux européenne en 2012 et reporté à 2027, ne sera pas atteint. L’UE sera obligée de pousser ultérieurement le deadline vers 2040 !
Et dire que les sociétés riches européennes, faisant partie du monde de l’économie capitaliste de marché, ont accepté avec force et confiance à partir des années 92-93 les principes fondateurs el les objectifs du système GIRE (Gestion Intégrée des Ressources en Eau) conçu et «imposé » au monde par la Banque Mondiale et le FMI avec le soutien des grandes entreprises privées. Comme on le dira au point 3, , le concept « l’eau finance l’eau » est à la base du système GIRE .qui a ouvertement inspiré l’UE dans la conception de la Directive Cadre de l’Eau de 2000,
L’application du système GIRE n’a pas réussi à empêcher et à éliminer les causes structurelles de la raréfaction quantitative et qualitative des eaux européennes : pollution, surexploitation, contamination, irrigation, sécheresses, inondations, marchandisation, accaparement des terres pour intérêts privés corporatistes… n’ont pas abandonné l’Europe. Or, malgré tout, l’UE est parvenue ces dernières années, dans certains pays, régions, et villes et surtout au bénéfice de certaines catégories sociales ; dans tous les cas ,riches , à jeter les bases pour un début de résilience et une petite réduction du stress hydrique. Territoires et groupes sociaux disposant d’importantes ressources financières et de moyens technologiques et infrastructurels considérables.. Un exemple : l’Allemagne, a réussi ces 30 dernières années à assainir le Rhin, voire l’Elbe (ex-DDR), grâce à sa volonté de le faire et à sa puissance économique, alors que la Roumanie n’est pas encore parvenue à garantir une eau potable à tous, même dans la capitale, en raison de sa faiblesse économique, notamment infrastructurelle, et d’un système politico-institutionnel difficile.
Autre exemple, L’UNIICEF signale que, en 2023, 436 millions d’enfants (en-dessous de 18 ans) dans le monde vivent dans des régions à stress hydriqu aigu.(3) Tout en connaissant les raisons réelles de ce phénomène, les pays riches du monde font très peu pour les éradiquer. Entre autres car ils sont les principaux facteurs générateurs du phénomène !En revanche, les centaines de millions d’enfants des pays enrichis continuent à gaspiller et polluer l’eau potable par des usages domestiques non durables et à dégrader massivement l’environnement mondial par leur consommation élevée d’eaux minérales en bouteilles plastique. Un désastre sanitaire, un scandale économique et sociale (4)
Tout cela signifie que le stress hydrique ne crée pas la pauvreté, mais c’est l’inverse : l’appauvrissement, d’une part, et l’enrichissement prédateur, de l’autre, créent le stress hydrique. En conséquence, on ne peut pas affirmer que pour lutter contre le stress hydrique et promouvoir la résilience il faut être riches et technologiquement bien« armés ». Dans le système actuel de production de la richesse et du développement technologique pour la puissance par la compétitivité, le résultat est l’accroissement des inégalités entre pays , régions ,villes et entre les groupes sociaux. On sait ainsi que les sociétés pauvres et appauvries continuent à subir les effets les plus pernicieux, tels que la dégradation de leur environnement et absence d’eau, d’où disparition des activités économiques fondamentales comme l’agriculture,, émigration, sans avoir les moyens financiers et technologiques pour les contrecarrer, alors que les sociétés riches et enrichies parviennent à en atténuer les dégâts et devenir, relativement, résilientes.
En fait, la nature fait les différences (par exemple en termes de disponibilité et accessibilité locales des ressources) mais la société fait les inégalités.
La résilience peut être un objectif à atteindre partiellement pour les sociétés enrichies. Mais, telle que conçue et poursuivie par les sociétés occidentales, la résilience es de plus n en plus hors de la portée des sociétés pauvres/appauvries.
La résilience se base sur les articulations entre deux stratégies : celle de l’atténuation et celle de l’adaptation. Elle ne prévoit aucune stratégie de changement structurel du système générateur des chocs écologiques. C’est une lacune/handicap majeure pour une politique de l’eau pour la vie. (5) Nous recommandons que cette troisième stratégie soit un volet essentiel de la nouvelle politique européenne de l’eau.(6)
Nous demandons à la Commission européenne et au Parlement européen de ne pas céder en matière de lutte contre la pollution er la dégradation biochimique et écologique de l’eau (et de la nature) aux pressions, notamment ces derniers mois, qui la poussent à alléger voire supprimer les régulations publiques nécessaires en défense de la protection de la nature, de la biodiversité, de la santé des humains. Nous leur demandons de re-oxygéner la lutte contre la pollution et la contamination des eaux et des terres par un plan d’action rigoureux et contraignant de restauration et de protection des fleuves( et des lacs, zones humides…) (« Les fleuves c’est nous’’- ), véritable système artériel de la Terre.
La Commission et le Parlement européen ne peuvent/ ne doivent pas s’engouffrer dans la grande incohérence entre leurs politiques qui, contrairement aux déclarations et aux programmes stratégiques, sont en train de pénaliser la politique de l’eau sur l’autel des impératifs technologiques et financiers..
La Commission européenne ne peut pas applaudir, comme elle l’a fait, la Déclaration d’Anvers , en 2024, de l’industrie chimique européenne sous le leadership de la BASF , la plus importante entreprise e chimique mondiale. (7) Par cette déclaration, la chimie européenne affirme que le secteur doit être laissé libre de ses choix en matière d’’investissement, de développement technologique, de production et usage des produits et des services. Il s’agit d’une véritable déclaration d’indépendance « politique ».
Elle ne peut pas non plus souscrire avec enthousiasme au document final de la COP15-Biodiversité de l’ONU à Montréal en décembre 2022 (8) qui consacre la financiarisation intégrale de la nature en réduisant tout élément du monde naturel à un « capital naturel » à gérer selon les règles de l’économie capitaliste de marché et, en particulier , des mécanismes des marchés boursiers, par une nouvelle catégorie d’entreprises cotées en Bourse, les Natural Capital Corporations (NCC).
Comment la Commission européenne peut-elle croire de concilier les choix de la Déclaration d’Anvers et du document final de la COP15- Biodivefsité avec les objectifs de la lutte efficace contre la dégradation e la spoliation des eaux, le stress hydrique dans lequel vivent plus de deux milliards de personnes, la résilience inégale entre riches et pauvres, et ,last but not least, la privation des droits humains à l’eau et à l’assainissement, la négation des droits de l’eau à un bon état écologique,, la destruction des biens communs publics mondiaux ? Il nous est difficile d’accepter d’imaginer que la Commission européenne puisse partager les mêmes choix politiques que ceux de la Natural Capitals Coalition, à l’origine des choix approuvés par la COP15-Biodiversité.
On touche ainsi la question clé du financement de l’eau qui, avec les questions du droit universel à l’eau et de l’eau bien commun public mondial, est au cœur des débats sur la politique de l’eau pour la vie
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L’enjeu du financement de l’eau (et le corollaire de la participation des citoyens). La responsabilité collective publique
Dans sa « Stratégie », la Commission européenne est favorable au renforcement de l’application du principe « l’eau finance l’eau », à savoir le principe de la tarification de l’eau fondée sur l’incorporation tians le calcul du prix de l’eau de la récupération des coûts totaux, y compris la rémunération du capital (alias le profit) .(9) Sur la même position se trouve actuellement le Parlement européen dans son rapport d’initiative sur le projet de Rapport sur la stratégie européenne de résilience pour l’eau de (10)
Le principe « l’eau finance l’eau » , élément de base de la conception de la Directive Cadre Européenne de l’eau de 2000, représente le fondement idéologique de la marchandisation de l’eau puis de la libéralisation, dérégulation, privatisation, monétisation et financiarisation de l’eau et des services hydriques. (11) C’est-à-dire tout ce qui a contribué à démolir l’Etat du welfare et à jeter aux orties le droit universel à l’eau et l’eau en tant que bien commun public mondial . « L’eau finance l’eau » est de la même nature que «l’auto finance l’auto . On a accès l’eau comme on a accès à l’auto, en payant un prix de marché…abordable ! On produit l’eau et on offre des services hydriques comme on produit une auto et on offre les services automobiles.
« L’eau pour le profit » ne scandalise plus qu’une modeste minorité de responsables politiques. Elle est composée surtout des élus municipaux ; des collectivités locales. Pour eux, la fonction publique – la «res publica », la sécurité de vie collective, la responsabilité commune -, doit redevenir le cadre et l’esprit de l’existences des communautés humaines, du local au planétaire. Dans ce contexte, on doit se demander de quelle manière les autorités publiques européennes actuelles peuvent considérer que le modèle de l’eau finance l’eau soit le meilleur modèle lorsqu’on constate :
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qu’il n’a pas empêché la dégradation de l’eau et de l’environnement, bien au contraire ;
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qu’il a poussé le capital financier privé à investir dans le domaine de l’eau principalement dans les activités les plus rentables (traitement des eaux usées,, désalinisation, filtration, gestions des factures à distance, opérations de fusions et acquisitions…) et dans les villes, les régions, les pays à haut niveau de profitabilité à court terme ;
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qu’il a conduit les collectivités locales ayant quitté le régime de la régie publique à s’endetter lourdement sur les marchés des capitaux vis-à-vis de créditeurs toujours plus privés et souvent étrangers. Cela les a plongé dans une spirale de perte croissante d’autonomie, les réduisant à devenir des institutions publiques au service des intérêts des grands groupes agroalimentaires et industrialo-financiers tels que Veolia et Suez les deux plus puissantes entreprises mondiales, aujourd’hui fusionnées, formant le grand groupe mondial des services locaux .Puis on dit que la démocratie commence par l’autonomie des communes !
Si on ajoute à ce qui précédé la tendance récente dans le monde occidental à donner une priorité plus élevée aux investissements publics alloués aux domaines de l’énergie, du développent technologique en particulier de l’IA et de l’armement dans un esprit de compétitivité accentuée au plan mondial, on comprendra les difficultés croissantes que la finance publique de nos Etats a , de par les choix délibérés des Etats, eux-mêmes, à s’occuper en priorité du financement des services essentiels pour la vie et de la résilience/sécurité pour tous.
Selon les estimations du Global Water intelligence (GWI), les besoins financiers pour l’eau sont destinés à augmenter considérablement (plus de 12 trillions de dollars au cour des dix prochaines années).(12))
Qui va les financer , et comment, alors que le climat sera marqué par des évènements extrêmes de plus en plus graves, dévastateurs et fréquents rendant le secteur de l’eau économiquement plus instable et les rendements plus incertains ? (13)
Les collectivités locale s’interrogent, il en est de même des petites et moyennes entreprises. Les grandes entreprises pensent à y faire face surtout en termes de comment accroître leur sécurité et leur capacité de résilience. Les Etats obéiront principalement aux impératifs géopolitiques et économiques et ils risquent de se retrouver de plus en plus soumis aux impératifs de la grande technologie et de la grande finance globales.
La question « Qui financera l’eau pour la vie en Europe ? reste fondamentale.
Pour ces raisons, nous pensons qu’il est stratégiquement important , nécessaire et utile , dans l’intérêt de tous les citoyens européens, de leurs régions, villes et campagnes, de créer, à l’initiative du Parlement européen et l’accord de facto de la Commission européenne, une Commission parlementaire d’étude et d’enquête sur le devenir du financement de l’eau pour la vie en Europe à l’horizon 2040..
La commission parlementaire aura les tâches traditionnelles des commissions d’étude et d’enquête du PE.. Il est souhaitable qu’elle adopte aussi sur des méthodes e travail impliquant une large et effective participation des citoyens.
La politique de l’eau pour la vie n’est pas une politique comme les autres ! L’audace et la responsabilité doivent être inspirées par les principes de l’universalité des droits, de la justice (au-delà de l’équité), du partage, de l’engagement mutuel, de la solidarité, de la sécurité collective.
Nous mentionnons ces principes car nous sommes encouragés par le phénomène d’une renaissance (timide) en Europe de la culture des biens communs publics non seulement dans le domaine de l’eau mais aussi, de manière peut-être plus vivace, dans le domaine des transports urbains collectifs selon le principe de leur gratuité (dans 41 villes en France, dans plusieurs villes en Allemagne et en Suisse etc.).
Au sujet de l’eau on assiste à une importante remunicipalisation des services hydriques, dont celle plutôt récente (2023) au niveau de la Communauté urbaine du Grand Lyon représente à notre avis l’expression la plus avancée notamment au plan de la participation plus effective des citoyens au gouvernement local de l’eau .(14)
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Notes
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Rappelons que le traité de Maastricht (1992) a modifié l’appellation des institutions européennes en les «déclassant » de « Communauté européenne » à «Union européenne »
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https://www.banquedesterritoires.fr/lagence-europeenne-de- lenvironnement-alerte-sur-les-graves-defis-qui-menacent-la-securite-hydrique#
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https://www.unicef.fr/article/1-enfant-sur-3-expose-a-une-severe-penurie- deau/
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https://www.zerowastefrance.org/eau-bouteille-plastique-aberration- sanitaire-environnementale/
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https://www.h2o.net/enjeux-avis-d-expert/eau-et-resilience-les-strategies- des-dominants-en-question.htmJorunal Avis de R. Petrella https://www.meer.com/fr/60605-la-strategie-de-la-resiliencedans le Wall Street Journal Magazine
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https://pour.press/lattaque-de-l-industrie-chimique-europeenne-au)-plan- vert-de-lue/
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https://www.pressenza.com/fr/2023/05/la-financiarisation-de-la-vie-de- leau-a-lensemble-de-la-nature/, ainsi que https://www.eaufrance.fr/financer- leau-par-leau#:ion.
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https://reporterre.net/L-eau-bien-commun-approprie-par-la-finance#
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https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/ENVI-PR- 766919_FR.pdf . PROJET DE RAPPORT sur la stratégie européenne de résilience pour l’eau (2024/2104(INI))
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https://www.pressenza.com/fr/2021/12/la-valeur-nest-pas-un-prix- liberons-leau-de-la-bourse/
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https://www.globalwaterintel.com/articles/it-is-not-enough-that-water- will-be-a-great-investment-in-2025
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https://pour.press/qui-financera-leau-dans-les-annees-a-venir/
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https://vert.eco/articles/a-lyon-une-regie-publique-pour-refaire-de-leau- un-bien-commun