Evolution du droit de l’eau et inadéquation politique

L’analyse du droit contemporain de l’eau est indissociable du contexte plus global  des  diverses  politiques  publiques. Entre autres, les régressions du droit de  l’environnement  comme  la  libéralisation  du  droit  de  l’urbanisme  (1)  traduisent un objectif économico-financier porté par le dogme de la croissance et du productivisme. Le droit de l’eau s’inscrit dans ce contexte et constitue un indicateur précis de la politique de l’eau, illustré notamment par l’exemple récent de la « privatisation » des barrages hydroélectriques. Par Bernard Drobenko, professeur émérite des universités et membre du réseau juridique de FNE. Article paru dans la lettre eau, septembre 2019.

Contexte

La loi sur l’eau de 1964 apparaît comme l’affirmation d’un cadre d’intervention et de mesures opérationnelles d’une gestion de l’eau visant les enjeux majeurs, tant d’un point de vue institutionnel, organisationnel ou de lutte contre les pollutions (2). C’est sous l’impulsion du droit européen que des évolutions sont intervenues (3).

En 2019, plusieurs indicateurs révèlent la faiblesse de la politique de l’eau en France confortée désormais par des régressions du droit atténuant les protections. Le constat est sans appel (4): la perte des zones humides et de la biodiversité en eau douce, l’abandon continu de captages d’eau potable comme la réduction de la protection des points d’eau (application de l’arrêté du 4 mai 2017) illustrent la réduction significative de la prévention, avec en sus des problèmes caractérisés de répartition des usages résultant de modes de production et de consommation de l’eau inadaptés à la ressource disponible.

Dans ce contexte, un ensemble d’adaptations des règles est intervenu en France. Si certaines ont permis de conformer le droit français au droit européen, d’autres, en développement exponentiel, traduisent un ensemble de renoncements. Ces mauvaises adaptations induisent des insuffisances au regard des objectifs poursuivis tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif.

Si en 1992 la loi sur l’eau a été précédée d’une réelle concertation approfondie, via les Assises Nationales de l’Eau de 1991, celles organisées en 2018/2019 apparaissent comme un ersatz de concertation, une parodie « marketing politique », face aux défis posés par la question de l’eau aujourd’hui.

Alors même que la politique de l’eau exige aujourd’hui plus de courage que d’atermoiements, quelques éléments permettent aujourd’hui de caractériser les évolutions du droit et de certaines pratiques. A ce titre, nous pouvons constater que nous sommes face à des principes bafoués, un cadre institutionnel fragilisé, une gestion équilibrée inadaptée et une fiscalité inefficace et injuste.

Des principes bafoués

En nous attachant aux seuls principes du droit de l’environnement, nous devons constater que :

Les principes de prévention et de participation font l’objet en France depuis quelques mois de régressions majeures. L’évaluation environnementale est affaiblie par les réformes (intervenues et en cours), à la fois via l’assouplissement des nomenclatures (5) (certains projets ne font plus l’objet d’évaluation (6)) et via la réforme de l’évaluation elle-même qui réduit de manière drastique son champ d’intervention (7).

Concernant le principe de participation, outre les contraintes renforcées à l’accès au contentieux, l’une des atteintes majeures est constituée par la réforme de l’enquête publique, qui réduit cette dernière à un processus de consultation électronique.

Le principe de précaution n’est pas appliqué dans les secteurs générant des pollutions de l’eau (c’est le cas notamment du secteur agricole, avec tous les « icides », largement concerné du fait des diverses pollutions qu’il induit). Sa mise en œuvre effective constituerait une évolution significative, aussi pour les perfluorés ou les nanotechnologies.

Le principe pollueur-payeur est méconnu et n’est pas mis en œuvre d’une part car l’internalisation des coûts (8) n’est pas appliquée

(les seuls coûts générés par les nitrates révèlent l’ampleur de la situation (9)), et, d’autre part avec des sanctions administratives quasi inexistantes (les moyens humains pour contrôler diminuent) ainsi que l’absence d’une politique pénale dans le domaine de l’environnement et de l’eau en particulier. De vrais défis sont à relever afin de tendre vers une effectivité de ce principe.

Ces principes sont d’autant moins mis en application que sont multipliés les régimes dérogatoires (10).

Un cadre institutionnel fragilisé

Depuis 1964 et la 1ère loi sur l’eau, la gestion de l’eau repose sur une organisation par bassins et sous-bassins, portée par deux institutions majeures que sont les agences ou offices de l’eau et leurs comités de bassins.

Si ce schéma a prévalu jusque dans les années 2000, la dispersion des compétences relatives à la gestion de l’eau dans le mille-feuille de l’organisation institutionnelle française remet en cause de manière substantielle ce schéma.

En effet, en multipliant les acteurs spécialisés (EPTB (11) utiles puis EPAGE (12)), en dotant les régions de possibilités d’interventions, en renforçant les compétences des départements et en dotant les EPCI (13) de compétences nouvelles (telle que la GEMAPI (14)), les pouvoirs publics remettent en cause cette organisation. Les logiques de gestion par circonscription administrative, fussent-elles décentralisées, s’opposent aux logiques de gestion écosystémique et aux nécessaires solidarités qu’elles induisent. Pourquoi ne pas imposer un SAGE pour tous les sous-bassins ?

Les logiques institutionnelles dissocient par ailleurs le grand cycle de l’eau du petit cycle de l’eau, en faisant prévaloir les logiques de lobbies (cf. le CNE (15)) sur les exigences de gestion partagée d’un patrimoine commun et sur la vision à long terme rendues nécessaires par les défis posés.

Une gestion équilibrée inadaptée

La gestion équilibrée de l’eau et des milieux aquatiques vise à prendre en considération la capacité des milieux et à déterminer un ensemble de priorités. Elle doit permettre (16)

« en priorité de satisfaire les exigences de la santé, de la salubrité publique, de la sécurité civile et de l’alimentation en eau potable de la population …», ensuite seulement elle vise à concilier les autres usages dont les besoins économiques.

Dans la pratique, au nom d’un ensemble d’intérêts particularisés, nous constatons des orientations contraires à une gestion équilibrée et intégrée.

Ainsi, par exemple, pour « favoriser » des énergies renouvelables, des assouplissements sont octroyés en faveur de l’hydroélectricité, coupable de l’artificialisation des rivières jusqu’alors préservées, ce qui constitue une atteinte caractérisée à la mise en œuvre et à la préservation des continuités écologiques. La privatisation des barrages hydroélectriques intervient au détriment des enjeux stratégiques de la production énergétique et de la sécurité.

Les règles instaurées dans le domaine de l’eau favorisent

les productions intensives dont certaines sont inadaptées aux ressources disponibles en méconnaissant le contexte du changement climatique. Ainsi les retenues d’eau se multiplient et sont encouragées sous le label de projets de territoires (17), mais aussi parfois au mépris du droit en vigueur (exemple du barrage de Caussade entre autres). Les établissements publics de l’Etat, comme certaines collectivités, soutiennent et financent des projets contraires à une approche équilibrée,  y compris des transferts d’eau pour permettre à un industriel de mieux exploiter et vendre des eaux souterraines (exemple du dossier Nestlé Waters/Vittel).

La gestion équilibrée, confortée par la gestion intégrée et la préservation des continuités écologiques, devrait conduire à adapter les activités humaines à la capacité limite de la nature, et non l’inverse.

Une fiscalité inefficace et injuste

Le financement de la politique de l’eau repose sur un ensemble de mécanismes financiers dont le pivot est constitué par les Agences de l’eau, bénéficiaires de la plupart des redevances, et « redistributeurs » de financements. Pour des motifs budgétaires, le ministère des finances opère depuis quelques années un prélèvement substantiel sur le budget de ces agences et donc sur les financements de l’eau. De plus, depuis l’intégration de la biodiversité aux missions des agences en 2018 (18), les financements de l’eau voient leurs affectations diversifiées et orientées à d’autres fins (19).

Mais l’essentiel apparaît bien avec la mise en œuvre de la fiscalité de l’eau et la part substantielle de la contribution des ménages aux divers financements. Tous les rapports soulignent l’injustice du système en vigueur : dans son rapport annuel de 2015, la Cour des comptes rappelle ces déséquilibres majeurs avec, pour les seules redevances « pollution », une contribution des ménages à hauteur de 87% (voire 90% sur certains bassins), alors que l’agriculture, responsable en grande partie des pollutions diffuses, contribue entre 3% et 6% au plus (20).

Pourtant, le droit européen (21) impose bien l’affectation des coûts selon 3 secteurs : agriculture, ménages et industriels, en application du principe pollueur/payeur !

De ces  constats publiquement établis, des  évolutions à  la hauteur des défis posés sont attendues. Force est de constater que les mesures prévues à l’issue des assises de l’eau ne suffiront pas à développer une politique publique  de l’eau contribuant à résoudre ces questions majeures. De plus, « dans le même temps », la protection des captages est assouplie (22) et les parlementaires valident le traité CETA dont ils ont eu connaissance qu’il a des effets négatifs sur la santé et l’environnement (23) ! Il faudra beaucoup plus que la sobriété pour répondre à la situation de crise.

  1. Loi ELAN (Évolution du Logement, de l’Aménagement et du Numérique) de 2018.
  2.  cf. « La loi de 1964 : Bilan et perspectives », éditions Johanet 2015.
  3.  cf. « Code de l’eau » (4ème édition, 2017) et « Introduction au droit de l’eau » (2018), tous deux aux éditions Johanet.
  4. Rapports AEE, CGDD, CESE, ONG ou parlementaires, sur l’eau et les milieux aquatiques. 
  5. Intervenant par décret tant pour les ICPE (Installations Classées pour l’Environnement) que pour les IOTA (Installations, Ouvrages, Travaux et Activités caractérisés par leurs impacts touchant au domaine de l’eau).
  6. cf. R214-1 et les projets relevant du cas par cas.
  7.  cf. les rubriques ICPE sur les élevages et les autorisations relatives aux fermes usines.
  8. cf. art. 9 de la DCE.
  9. cf. « Les pollutions par les engrais azotés et les produits phytosanitaires:  coûts et solutions », études et documents du CGDD n°136 décembre 2015. 
  10.  cf. entre autres : décret n° 2017-1845 du 29 décembre     2017, décret n° 2018-239 du 3 avril 2018, décret n° 2018-62 du 2 février 2018, loi ELAN au code de l’urbanisme, en zone littorale notamment
  11.  Etablissements Publics Territoriaux de Bassin.
  12.  Etablissements Publics d’Aménagement et de Gestion des Eaux. 
  13. Etablissements Publics de Coopération Intercommunale.
  14. Gestion des Milieux Aquatiques et Prévention des Inondations.
  15. Comité National de l’Eau.
  16. cf. art. L211-1 du code de l’environnement
  17.  Instruction du 7 mai 2019.
  18. cf. loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
  19. cf. art. 44- VI, B et 135 de la loi n° 2017-1837 du 30 décembre 2017 de finances pour 2018 (1) – JO du 31 décembre 2017, arrêté du 12 février 2018 relatif à la contribution financière des agences de l’eau à l’Agence française pour la biodiversité et à l’Office national de la chasse et de la faune sauvage et Arrêté du 25 avril 2017 relatif à la contribution financière des agences de l’eau à l’Agence française pour la biodiversité. 
  20.  Le Monde, 11 février 2015 : La Cour des comptes étrille la gestion des agences       de l’eau & Rapport 1101 précité (cf. p.132). 
  21.  art. 9 DCE. 
  22. Article 61-III de la loi n° 2019-774 du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation    du système de santé JO 26 juillet 2019. 
  23.  Rapport au Premier ministre du 7 septembre 2017, « L’impact de l’Accord Économique et Commercial Global entre  l’Union européenne et le Canada (AECG/CETA) sur l’environnement, le climat et la santé  » mais adoption par l’Assemblée nationale le 24 juillet 2019 et la symbo-   lique réception le même jour de Greta Thunberg qui demande moins d’hypocrisie aux « politiques » et surtout de s’emparer des données scientifiques compilées notamment par le GIEC !

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