Le torchon brûle entre Suez et le Syndicat Mixte Francilien. Ce dernier vient d’écrire à Mme Soussan, directrice générale de Suez: « nous nous réservons le droit d’utiliser les voies et moyens à notre disposition pour engager des actions dont l’objectif in fine sera de permettre la réappropriation du réseau interconnecté par les collectivités et donc nos habitants » (Lire ICI le courrier adressé à Mme Soussan). Jacky Bortoli, Conseiller communautaire délégué en charge du cycle de l’eau de Grand Paris Sud, fait le point sur cette situation inédite.
C’est la guerre avec Suez?
JB: Pas du tout. Grand Paris Sud, Val d’Yerres Val de Seine, Grand Orly Seine Bièvre, la Communauté Paris Saclay qui composent à ce jour le Syndicat Mixte Francilien, c’est 100 maires de petites et de grandes communes, de toutes sensibilités; durant des décennies, les maires, les élu.e.s, les services, ont fait confiance à Suez. Avoir une entreprise comme Suez c’est précieux, mais l’eau potable est un service public dont les élus sont garants et sur lequel ils doivent des comptes: c’est ce qui unit les 100 maires du Syndicat mixte francilien et c’est plutôt réconfortant. Mais aujourd’hui, la confiance en Suez est plus qu’émoussée.
Que s’est-il passé?
JB: Nous avons tendu la main à Suez en proposant un tarif pour l’achat de l’eau en gros à 0,45€/m3 quand le prix de revient pour la filiale de Suez, Eau du Sud Parisien, est de 0,28€/m3, soit 0,17 de plus par m3 produit Nous avons proposé une reprise des usines de production sur la base de la valeur nette comptable (VNC). Suez n’a pas saisi nos propositions. Pire, Mme Soussan nous écrit a propos des négociations engagées :
« Nous conservons évidemment des désaccord majeurs de nature conceptuelle puisqu’il n’a jamais été question pour Suez de réappropriation publique des installations ou de retour en propriété publique, mais de discussions concernant une potentielle cession d’actifs appartenant à Suez Eau France ».
Vous n’êtes pas d’accord?
JB: En utilisant de tels propos, Mme Soussan et ses actionnaires font preuve d’un cynisme inacceptable. Nous ne pouvons plus faire confiance à Suez qui dévoile ainsi son visage, son seul objectif, j’insiste « Pas de réappropriation publique ». Le profit ! Pourtant le retour à la propriété publique des installations du réseau interconnecté du sud francilien (RISF) sont le fondement même de la création du Syndicat Mixte Francilien, de notre mandat, de ce qui unit les élu.e.s. Nos « actionnaires », ce sont les usagers qui paient leur facture, c’est à elles et eux seul.es que les élu.e.s de Grand Paris Sud, du département de l’Essonne, de Cœur d’Essonne agglomération, de Grand Orly Seine Bièvre et la Communauté Paris Saclay rendent des comptes.
Suez gagne beaucoup d’argent dans le Sud Francilien?
JB: Oui, mais d’abord il faut rappeler que l’eau potable est un service public. Son financement est assuré par ce que paient les usagers pour chaque mètre-cube utilisé. Son prix se décompose en un coût de production, de transport, via Eau du Sud Francilien, filiale de Suez, et de distribution, assurée directement par Suez. Quand une entreprise s’occupe ainsi de tout, de bout en bout, c’est un quasi-monopole qui dessaisit les élus, les services et par conséquence, les usagers.
Beaucoup d’argent donc pour Suez qui détient à la fois la production et la distribution sur le sud francilien ?
JB: Bien sûr, et dans des proportions inacceptables, uniques en Île-de-France. Prenons seulement l’exemple de la production. Pour une consommation de 77 895 000 m3 par an, Eau du sud parisien (ESP) était parvenu à nous imposer un prix moyen de 0, 70 €/m3 HT. A ce titre, ESP a encaissé 54 526 500 € sur l’année 2022. Mais on voit dans le tableau ci-dessous que le coût de revient moyen de la production est de 0,28 €/m3 HT. Nous devrions ne payer que 21 810 600 € c’est donc 32 715 900 € par an qui passe de ESP, la filiale « locataire », dans les comptes de Suez qui prétend être propriétaire des tuyaux et des usines. Les mêmes proportions financières se retrouvent pour la distribution quand elle est détenue directement par Suez, le cas était flagrant sur GPS Sénart.
C’est du vol ?
JB: Du vol peut-être pas, mais cela ressemble à de la dissimulation, quand pour Suez l’encaissement en 2022 est de 54 526 500 € via sa filiale Eau du Sud Parisien et que cela donne 32 715 900 € de profits pour ses actionnaires et que tous ces flux financiers d’argent public sont couverts par le secret des affaires.
Mais votre démarche est en échec?
JB: Certainement pas. Trois commissions départementales de la coopération intercommunale (77, 91 et 94) à l’unanimité de toutes leurs composantes politiques, ont approuvé la création du SMF et notre volonté de sortir des griffes de Suez. Déjà 100 maires ont compris le bien-fondé de cette démarche malgré le déploiement permanent de tous les commerciaux politiques de Suez.
Certainement pas quand le SMF décide à l’unanimité de son « droit d’utiliser les voies et moyens à notre disposition pour engager des actions dont l’objectif in fine sera de permettre la réappropriation du réseau interconnecté »
Certainement pas avec la fixation d’un tarif unilatéral d’achat de l’eau en gros du SMF à 0,45 €/m3, comme Veolia avec Melun, le remplacement de Suez sur les marchés de distribution par la Saur sur Val d’Yerres Val de Seine, sur le traitement des eaux usées à Evry-Corbeil, le remplacement de Suez par des régies eau potable/ assainissement sur Grand Paris Sud, GOSB , Cœur d Essonne…
Certainement pas quand Seneo et Aquavesc, des syndicats qui agissent dans les Hauts de Seine et dans les Yvelines, décident de se réapproprier les installations détenues par Suez afin « de maitriser la ressource et les tarifs ». Quand sur Arvigny avec Grand Paris Sud, le SEDIF et Veolia sont contraints d’abandonner l’OIBP, quand la Commission Nationale du Débat Publique sur les projets de traitement des eaux par le SEDIF demande au Préfet de région, dans ses conclusions, de « mettre en place un dispositif temporaire de dialogue rassemblant les acteurs de l’eau directs et indirects pour débattre de la redéfinition de la gouvernance de l’eau en Ile-de-France.
Donc vous êtes optimiste ?
JB: Bien sûr, car chaque centime, c’est de l’argent public. Et maintenant la question posée à Suez va être : qu’avez-vous fait durant tant d’années de cet argent public, à quoi et où a-t-il été utilisé?
Oui, quand Michel Bisson et Philippe Rio m’ont demandé d’engager les négociations avec Suez, au bout de deux ans, je leur ait dit, on va l’emporter. Quand M. Carrot, alors directeur général d’ESP, nous a dit « chez le boulanger quand vous achetez une baguette, vous ne lui demandez pas combien il gagne », j’ai compris ce jour-là que la vérité des chiffres leur faisait peur. Dans le même sens, il n’y a pas eu de réponse à la saisine du déontologue de Suez par Philippe Rio, pas de réponse non plus à la saisine de nos censeurs dans le conseil d’administration d’ESP.
Je suis optimiste car ce qui est vrai pour Total, l’est encore davantage pour Suez et pour Veolia car l’eau c’est un service public et un bien commun.
Vous évoquez Veolia et Suez de la même façon. Pourtant l’actualité est marquée par un recours engagé par Suez dans la procédure d’attribution par le SEDIF d’un marché de 4,4 Milliards d’euros sur douze ans, ce qui montre bien qu’ ils sont concurrents.
JB: Le but c’est de le faire croire et ça marche encore malheureusement. En réalité, pour Suez une part seulement de ce marché suffirait. André Santini s’apprête selon nos informations à se couper un bras pour sauver le reste, c’est-à-dire le projet de traitement de l’eau par l’osmose inverse. L’OIBP représente une telle valeur ajoutée qu’il y aurait à manger pour deux: de toutes les façons, ce sont les usagers qui paient. J’ai une anecdote à propos de GOSB avec ESP, la filiale de Suez, qui en dit long. Lors des négociations GPS/Suez, M. Carrot, ex-directeur d’ESP, propose a GPS 0,53 €/m3 HT. Je lui demande de faire ce même tarif à GOBS qui se voyait proposer 0,80 €/m3 HT par ESP. Sa réponse a été : « Je ne peux pas faire cela au SEDIF et à Veolia »
Suez et Veolia ne raisonnent qu’en parts de marché, en dividendes, ils alimentent l’inflation et s’en nourrissent, ce sont des machines à broyer le service public. A cet égard, dans le SEDIF les élus ont encore un peu de temps pour réfléchir et pour prendre les bonnes décisions.
A suivre : le feuilleton de la réappropriation publique
Pour que les citoyen.ne.s disposent de toutes les informations et puissent se saisir des enjeux de la réappropriation publique des installations du RISF, nous publierons les comptes-rendus (approuvés par les parties) des négociations qui durent depuis plusieurs années entre les collectivités et Suez.