H20 fait son entrée en bourse

Le 7 décembre 2020 la Chicago Mercantile Exchange (CME), principale bourse à terme des États-Unis a lancé un nouveau produit financier, des contrats à terme (futures contract) variant selon un indice sur l’eau fixé par le NASDAQ. Cet indice est calculé sur certaines transactions d’eau effectuée en Californie1 l’une des principales régions agricoles des États-Unis aussi massivement touchée par la sécheresse. Par Antoine Costa, journaliste.

Concrètement, sur ce marché où s’échangent des contrats à terme d’énergie (charbon, gaz) de produits agricoles (grains, engrais, bois) et de métaux, c’est-à-dire non pas la matière en tant que telle, mais des contrats financiers pariant sur l’évolution des prix. Ceux qui achètent et vendent ces contrats n’attendent pas la livraison physique des marchandises mais spéculent sur la hausse ou la baisse de ces marchandises.

Depuis 1999 il est aussi possible d’échanger sur le CME des dérivés climatiques pour se prémunir des risques liés aux ouragans, des chutes de neige ou de la sécheresse. Un producteur de charbon peut se couvrir contre un hiver trop doux, une société d’éolien contre l’absence de vent, une boîte d’événementiel s’assurer contre les jours de pluie…

Qu’est-ce qu’un marché à terme ?

Le marché à terme sur lequel on échange des contrats à terme est relativement ancien. Les marchands s’échangeaient ce genre de contrat dès le 18ème siècle à la bourse d’Amsterdam pour acheter des marchandises qu’ils n’avaient pas encore en possession.

Un marché de contrat à terme est un marché sur lequel se fixe et s’échange en amont le prix d’une marchandise dont la livraison est prévue pour une date future. Ce qui permet de protéger le vendeur, quelque soit les aléas à venir.

Par exemple, un producteur d’oranges s’engage à livrer la marchandise à un prix et à une date, avant même que les oranges ne soient récoltées. Ses oranges sont achetées virtuellement via un contrat à terme par un intermédiaire. Le prix de ce contrat à terme dépend de l’idée que se font les acheteurs de l’avenir.

Ces intermédiaires vont acheter et vendre ces oranges sans en attendre la livraison physique à la fin. Ils vont prendre le risque et gagner ou non de l’argent en fonction de l’évolution du prix de l’orange entre la signature du contrat à terme et la livraison physique (en prenant en compte une multitude de paramètres comme la météo qui va jouer sur la récolte ou la demande de jus d’orange).

Dans le cas du pétrole, celui-ci est acheté plusieurs fois avant son extraction, puis échangé en pleine mer par de multiples acteurs financiers, alors même qu’il est chargé dans le tanker qui l’amène à la raffinerie. Le producteur est assuré de recevoir une somme et les boursicoteurs peuvent espérer gagner de l’argent en considérant les facteurs (guerre, épuisement de la ressource, législation environnementale, géopolitique…) pour espérer faire un gain.

Mais si les contrats à terme servent à sécuriser les approvisionnements, ils deviennent aujourd’hui de formidable outil financier pour générer de l’argent. Les marchés à terme brassent plus d’argent que le marché physique de la marchandise à laquelle il sont accolés. Que l’on parle d’une tonne de carbone, d’un kilo de riz ou d’un baril de pétrole, les mouvements de capitaux qui enveloppent chaque marchandises sont bien plus importants que l’échange de la marchandise elle-même2. Ils génèrent de la volatilité, et empêchent de connaître le vrai prix d’une marchandise en l’enveloppant d’un « brouillard spéculatif » (je reprend l’expression de Nicolas Bouleau dans son livre Le mensonge de la finance).

Un contrat à terme sur l’eau

La Californie produit la moitié des fruits et légumes des États-Unis. Pour cela l’agriculture utilise 40% de l’eau consommée localement. Chaque années 4% de l’eau californienne change de propriétaire par l’échange des titres de propriétés. C’est relativement peu et cela ne représente que 211 transactions, mais ce marché de l’eau représente plus d’un milliard de dollars par an rien que dans cet État. Dans les années à venir la pression va s’accentuer autour de cette ressource. Il existe déjà une vingtaine de marchés locaux dans l’ouest des USA mais ceux-ci ne sont pas reliés à des marchés spéculatifs comme le CME. Le nouvel indice nommé NQH2O suit le prix des ventes de titres de propriétés sur l’eau dans cinq régions de la Californie, essentiellement des régions d’agriculture intensive. Il permettra aux grands consommateurs d’eau que sont les agriculteurs de se prémunir contre les aléas des coûts liés à l’approvisionnement dans cet état massivement touché par les sécheresses et les pénuries.

Évidemment la crainte que ce nouvel actif financier soit saisi par des spéculateurs est forte. Probablement que l’eau deviendra dans les années à venir une marchandise comme une autre, et une opportunité d’investissement pour les acteurs économiques. « Il y aura probablement des personnes non agricoles qui l’essaieront pour voir s’il y a de l’argent à gagner »3 affirme La California Farm Water Coalition.

Un haut responsable du CME assure que les pénuries d’eaux vont se multiplier à l’avenir et que cela représente un risque pour le marché de l’eau californien qui représente chaque année 1,1 milliards de dollars4. Il assure que l’eau est un produit comme un autre, comme les produits agricoles, l’énergie et les métaux et que le CME qui a 175 ans d’expérience dans ce domaine permettra aux agriculteurs de sécuriser leurs approvisionnements.

Seulement on ne voit pas en quoi faire rentrer l’eau en bourse va empêcher les sécheresses ! Contrairement aux crédits carbone, qui en donnant un prix au CO2 visent à en réduire les émissions (même si cela ne fonctionne pas), ce marché de l’eau n’a aucune intention environnementale. Le NQH2O n’a pas été crée pour réduire la consommation et éviter les pénuries ou favoriser une meilleure répartition de son utilisation. Cet outil vise, si toutefois il fonctionnait correctement, à assurer aux gros consommateurs d’eau un prix assuré, c’est-à-dire un prix détaché des potentiels aléas climatiques. En clair, l’eau en passant du statut de ressource à celui de bien, se séparerait du monde réel.

Sentant monter la polémique, les financiers tentent de modérer l’ampleur de cet événement5. Il ne s’agirait que d’un petit marché ; l’eau est une ressource régionale et reste difficile à déplacer, le marché resterait local et yada yada yada comme on dit là-bas (blablabla). Mais les faits sont là : Il s’agit d’une première brèche. L’eau vient de faire son entrée en bourse. Et de l’autre côté de l’Atlantique la Commission Européenne menace aussi : la futur taxonomie européenne, qui classe et encadre les produits financiers, n’a pas prévu formellement d’exclure l’idée d’un marché de l’eau6.

Retour vers le réel

En 2020, comme tous les ans, la Californie a été ravagée par les incendies. 1,7 millions d’hectares sont partis en fumée, plus du double par rapport à 2018, année qui venait déjà surpasser le record de 1932. Les pompiers californiens firent face à des flammes de 90 mètres de haut7, ce qui est certes un peu moins haut que les flammes australiennes de 150 mètres de haut8 (40 étages), mais cela fait quand même beaucoup.

On se souvient de ces photos crépusculaires, de San Francisco enveloppé pendant quelques jours dans un smog orange. Comme un avant-goût d’apocalypse. Une ville où le soleil ne se levait plus et où le seuil des particules fines dépassait de six fois les limites recommandées par l’OMS.

Un article du Financial Times raconte que les riches, qui visiblement n’habitent pas la même planète, font sécessions et se prévoient une porte de sortie, au cas où (terrains en Nouvelle-Zélande, bunker sécurisé dans le Dakota du Sud …) tandis que les pauvres se retrouvent avec des poumons de fumeurs simplement en ouvrant leurs fenêtres9.

L’autre événement marquant de l’année 2020 sur les marchés financiers c’est cette journée du 20 avril. Les acheteurs des contrats à terme qui, trop confiants, avaient parié sur une reprise économique face à plusieurs hypothèses (fin du confinement, arrivée d’un vaccin, plan de relance des États) avaient acheté en masse un pétrole dont ce monde au ralenti n’avait plus besoin. Ces boursicoteurs, qui n’attendent pas la livraison physique de la marchandise, pris de panique se mirent à vendre à perte, ce qui n’était jamais arrivé. Les réserves débordaient, les tankers étaient pleins mais personne ne consommait ce pétrole. Les bourses durent reprogrammer leurs logiciels pour envisager des prix en dessous de zéro dollars. L’espace de quelques heurs le pétrole coûtait alors -40 $, c’est-à-dire que ceux qui en achetaient, étaient en réalité payés pour en débarrasser les spéculateurs qui ne savaient qu’en faire. « Le monde financier s’est heurté au marché physique du pétrole, ce monde réel qu’ils négligent d’habitude. » 10

On n’ose pas imaginer ce que produirait un mouvement de foule boursier, une panique ou une euphorie, sur une ressource vitale comme l’eau. Son prix pourrait réagir de manière complètement imprévisible, sans prendre en compte son statut de ressource vitale, indépendamment des menaces réelles qui pèsent dessus.

Les mécanismes financiers ne produisent rien de bon en terme d’écologie. Ils ne font que rajouter du brouillard et nous empêchent de lire la situation. Les marchés financiers ont-ils pris en compte ce rapport11 affirmant que nous allions peut-être manquer de pétrole en Europe bien avant de rôtir du réchauffement ? Non.

Le pétrole fait les montagnes-russe mais reste bon marché. On ne peut pas dire que le signal-prix de l’or noir prenne en compte ces informations essentielles que sont la raréfaction des ressources, un pic de la demande ou le réchauffement climatique. Si le pétrole monte c’est parce que les financiers regardent les avancées des vaccins.

Au contraire les acteurs financiers procèdent par mimétisme. Qu’ils soient humains ou algorithmes, ils s’épient entre eux plutôt qu’ils ne regardent le monde réel. « Les Bourses vivent dans le futur et dans le mouvement. Il leur suffit de croire que demain sera meilleur qu’aujourd’hui pour acheter la hausse »12. La finance fait des paris sur l’avenir, mais elle ne voit pas le futur comme le GIEC.

Confier la gestion de l’eau à la finance est une déclaration de guerre au vivant, mais c’est aussi une bonne occasion de réaffirmer notre besoin de commun. Car il y a fort à parier que la Commission Européenne nous prépare dans les années à venir un marché à polluer les rivières ou l’entrée en bourse de l’eau13.

NOTES 

1 https://www.cmegroup.com/trading/equity-index/us-index/nasdaq-veles-california-water-futures.html?redirect=/waterfutures

2 Dans L’Illusion financière (2008) l’économiste Gaël Giraud estime que les mouvements de capitaux sur les marchés dérivés du pétrole pèsent financièrement trente fois plus que les marchés de livraison réelle. Cela signifie qu’un baril est acheté et vendu trente fois avant sa livraison physique.

3 « Water futures meet cool reception » Financial Times, 15/10/20

4« CME Group to Launch First-Ever Water Futures Based on Nasdaq Veles California Water Index » Bloomberg Business, 17/09/20

5« CME, Nasdaq launch water futures » Traders Magazine, 18/09/20

6« 50 shades of green, part III : sustainable finance 2.0 » Green Finance Observatory, mars 2020 page 49

7« La Californie dans le piège infernal des méga-incendies » Les échos, 21/10/20

8 « Australia’s profit-driven apocalypse » RedFlag, 3/01/20

9 « super-rich fortify against climate change and health risks » Financial Times, 3/11/20

10« Les pétrole en signe avant-coureur de la déflation qui menace » Mediapart, 21/04/20

11« Possible déclin de l’approvisionnement en pétrole de l’UE d’ici 2030 : la nouvelle étude du Shift sur le pic pétrolier » Shift Project, 23/06/20

12 « L’euphorie soudaine des Bourses en pleine tempête » Le Monde, 4/06/2020

13« 50 shades of green, part III : sustainable finance 2.0 » Green Finance Observatory, mars 2020.

Une réflexion sur « H20 fait son entrée en bourse »

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