Depuis plus d’un mois, des milliers d’enseignantes et d’enseignants, d’élèves et de parents d’élèves de Seine-Saint-Denis sont mobilisé·e·s pour obtenir des recrutements en adéquation avec le nombre d’élèves, des chaises en état et des bâtiments sans fuites d’eau. Depuis plus d’un mois, au Mans, les équipes des urgences du centre hospitalier sont en grève pour un accueil décent de leurs patient·e·s en psychiatrie. Dans le même temps, cheminot·e·s et militant·e·s écologistes font entendre leur voix pour la défense du fret ferroviaire.
Ces mobilisations sont marquées par un sentiment commun d’être au pied du mur. Elles ne réclament ni plus ni moins que l’essentiel : de la décence dans les conditions de travail, et le respect des droits élémentaires des usagers. Mais leur portée va bien au-delà de ces revendications, de leur territoire ou de leur secteur. Elles disent l’attachement, partout en France, à la vocation universelle des services publics et le refus de la dualisation de la société en cours devant ce qu’il est en train de devenir : un service public pour les pauvres, donc un pauvre service public.
Changement de nature
Le glissement est enclenché depuis plusieurs décennies déjà. Au-delà même de l’évolution démographique, les besoins de la population ont progressé – plus de jeunes allant jusqu’au baccalauréat, augmentation massive des maladies chroniques, urgence climatique – pourtant, les moyens des services publics, comprimés, n’ont pas suivi cette évolution des besoins. Un écart croissant s’est constitué entre les besoins de la population et les moyens de l’école publique, de l’hôpital ou de la justice, disparaissant ou construisant un espace pour le développement de services privés.
Les collèges privés sous contrat ont vu la proportion d’enfants de parents diplômés passer de 29 % en 2003 à 40 % en 2021, pendant que la composition sociale des établissements publics restait stable. Les cliniques privées à but lucratif se sont spécialisées dans les actes les plus programmables et les plus rentables – elles effectuent 75 % des actes de chirurgie ambulatoire – là où l’hôpital public continue d’assurer la majorité des urgences, des soins les plus lourds et de l’accueil des patient·e·s précaires. Transports, justice, sécurité sociale : tous les secteurs sont concernés par cette évolution. Même le domaine régalien de la sécurité, que l’on pourrait penser sanctuarisé, voit se multiplier les emplois de vigiles privés.
Fracturation de la société
Ces transformations vont bien plus loin que la seule dégradation des conditions de travail et d’accueil. Lorsque la possibilité est donnée à une fraction de la population de faire sécession, c’est l’ensemble du service public qui change de nature. Quand le service public n’accueille plus que les moins aisé·e·s, il devient un moindre service public. Résulte de ce processus la cristallisation d’une société à deux vitesses. Des services publics inaccessibles et aux moyens limités pour les moins favorisé·e·s, qui demande à ses fonctionnaires de classer et de contrôler plutôt que d’accompagner, et des offres de services payantes pour ceux qui en ont les moyens. Ces services onéreux offrant, au demeurant, tout sauf la moindre garantie de qualité, comme l’ont récemment montré les scandales des EHPAD ou des crèches privées.
C’est ce basculement que refusent les mobilisations actuelles : de moins en moins à même de répondre aux besoins essentiels de la population, les services publics perdent leur capacité à tenir ensemble la société. Les agent·e·s en éprouvent tous les jours les conséquences, à rebours de leur éthique professionnelle : tri des patient·e·s, sélection des élèves, recul des droits des usager·e·s. Si c’est en Seine-Saint-Denis, dans les zones rurales, auprès des patients atteints de maladies psychiatriques, parmi les personnes étrangères ou celles les plus éloignées du numérique que cette fragilisation commence à se faire sentir, le mouvement en cours est bien celui d’une fracturation de l’ensemble de notre société. Et les gouvernements successifs ont aggravé cette fracture : d’une main en faisant de la “baisse des dépenses” l’horizon indépassable des services publics et, de l’autre, en finançant sur fonds publics les écoles sous contrat, les cliniques commerciales ou favorisant l’accroissement des assurances complémentaires, et parmi elles de celles à but lucratif.
Revendiquer un autre horizon
Aujourd’hui, la vision de services publics à vocation universelle est largement remise en cause. Des décisions politiques, très concrètes, pourraient au contraire en réaffirmer le caractère essentiel, à rebours des discours et des actes les plus récents : en systématisant la présence de guichets de proximité en complément d’une offre “dématérialisée”, en garantissant l’accès à un logement social sur l’ensemble du territoire, en réaffirmant la vocation de mixité sociale et scolaire de l’école publique, en travaillant à un droit à une alimentation ou à une eau de qualité pour toutes et tous, en refusant le vote de lois de préférence nationale, en assurant un accueil digne aux droits à l’asile et au séjour, etc. Revendiquer des services publics universels n’est pas une abstraction : c’est au contraire rendre, très concrètement, leurs droits aux citoyennes et citoyens, et leur liberté et leurs moyens de faire leur travail aux agent·e·s des services publics.
Les défis auxquels nous faisons face, au premier rang desquels l’urgence écologique, ne pourront être relevés qu’à condition d’une mobilisation réelle pour construire du commun et préparer l’avenir. Les évolutions actuelles des services publics, qui engagent notre société, appellent un débat de société majeur. A rebours de cette nécessité démocratique, les décisions budgétaires passent désormais exclusivement outre le vote du Parlement, par 49-3 voire, à l’instar des récents plans d’économies, par décret. Il nous appartient aujourd’hui de revendiquer cet horizon de services publics pour toutes et tous, et d’organiser le débat dans la société.