Aujourd’hui, nous nous intéressons à la journaliste et documentariste Inès Léraud et plus précisément à sa bande dessinée « Algues Vertes : l’histoire interdite ». Ce roman graphique à qui le dessinateur Pierre Van Hove donne vie grâce à un style minimaliste, s’avère très convaincant. C’est sous un ton majoritairement jaune, vert et bleu que celui-ci parvient à retranscrire émotions et ambiance à la perfection. Cette œuvre éditée par la maison Delcourt et sortie en librairie le 12 juin 2019, connaît un double succès : tant sur le plan du divertissement avec une histoire finement écrite, remplie de détails aguicheurs, que sur le plan intellectuel… Par Antoine Laplace , volontaire en service civique.
Mais d’abord, petit tour de présentation
L’histoire se déroule en Bretagne où l’œil omniscient du narrateur jette son dévolu sur plusieurs protagonistes. Tout au long du récit, nous allons les suivre à tour de rôle durant une enquête passionnante s’appuyant uniquement sur des faits réels. L’investigation démarre par la triste découverte de corps inanimés sur le littoral . A partir de là, les recherches se concentrent sur les algues vertes présentes en grande quantité sur les plages bretonnes depuis quelques décennies ainsi que sur le silence des autorités quant aux risques qu’elles génèrent, notamment pour l’homme. A ce sujet, il paraît essentiel de préciser que ces algues , en se décomposant, laissent échapper un gaz potentiellement mortel : le sulfure d’hydrogène (H2S). Entre l’omerta publique dénoncée tout au long du récit et la ferveur avec laquelle se déploient les stratégie de l’industrie agro-alimentaire pour masquer les causes de ces « marées vertes », émotion garantie.
La méthode de production intensive ou les débuts d’une crise écologique bretonne.
Menant l’enquête, Inès Léraud s’aperçoit rapidement que si « tous les chemins mènent à Rome », ici ils mènent surtout aux bureaux des dirigeants de l’agrobusiness. Ceux-ci jouissent effectivement d’un fort ancrage en terre bretonne depuis la fin des années 60, période de mutation économique et donc technique. En effet, à la fin de la seconde guerre mondiale, il n’est plus question de produire de petites quantités de façon éparses, à la française. Les parcelles de la région sont rassemblées et les petits propriétaires terriens sont contraints de rentrer dans le cycle infernal de la production intensive, ce qui n’est pas sans conséquences. Dans les années 1960 si le taux moyen de nitrate dans les eaux armoricaines s’élève à 5 mg/litre, il atteint en 2000 les 50mg/L. Combiné à une eau peu profonde, ce qui rend la photosynthèse plus efficace qu’à l’accoutumée, le nombre d’algues vertes connaît une expansion record. Mais alors, pourquoi traiter du nitrate ? Car il est contenu dans les déjections animales ainsi que dans certains produits utilisés pour les productions agricoles tel que les engrais. Ce nitrate permet alors la forte croissance des algues, et rapidement, il est pointé du doigt. Toutefois, nos personnages se heurtent à une politique de l’autruche, décrite comme « la fabrique du silence » par notre auteure…
La fabrique du silence
Tout au long de l’histoire nous sommes plongés au cœur d’un bras de fer opposant des lanceurs d’alerte et des autorités locales aveuglées par des facteurs économiques. Il est vrai qu’elles cherchent à protéger l’image de leur terroir, parfois à l’aide de méthodes d’intimidations douteuses. Cela s’explique par le fait que la Bretagne compte beaucoup sur son tourisme pour faire tourner une économie locale souffrant des mêmes mots que partout ailleurs : désindustrialisation, exode rurale. Imaginez l’ampleur de la catastrophe si les touristes venaient à manquer, à cause d’une pauvre histoire d’algues. A cela s’ajoute la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) qui, défendant ses intérêts, joue l’un des rôles de grand méchant dans l’affaire. Attention cependant, les agriculteurs imbriqués dans ce système extrêmement intensif dont ils sont devenus dépendants, ne doivent pas être regardés comme les artisans de ces vicissitudes mais plutôt comme des victimes. Ils n’ont pas vraiment le choix à l’époque : c’est la faillite ou le modèle intensif. Ainsi, l’auteur nous montre dès le début de la bande dessinée les difficultés d’un médecin à faire reconnaître les enjeux entourant ces marées vertes. Autopsies impossibles à obtenir et refus catégoriques de reconnaître le problème du côté des politiques seront de mise tout au long de la partie. Mais… les temps changent.
Un travail récompensé
Après avoir travaillé sur ce projet durant trois ans, Inès Léraud est encensée par la critique et obtient en 2020 le Prix du livre de journalisme, celui de la Bande dessinée bretonne, le Prix de Mémoire de la mer ainsi que le Prix de la BD sociale et historique. Dans le sillage de ces victoires, elle obtient en 2021 le Prix de l’éthique de l’association Anticor qui lutte contre toutes les formes de corruption au sein de la sphère publique (politiques, économiques, agricoles, médicales…) Aujourd’hui, c’est presque 50 000 exemplaires qui ont été écoulés! De plus, grâce en partie à son travail, à la pression des associations et au dévouement de certains écologistes, le problème est aujourd’hui pris au sérieux par les autorités, comme le démontre les budgets alloués à la lutte contre ce phénomène. Son enquête n’a cependant pas plu à certains car comme dans l’affaire Nutré-Triskalia Bretagne où notre auteur avait constaté divers problèmes entourant l’utilisation de certains pesticides, ce sont des parts de marchés qui s’envolent derrière de telles dénonciations.
Elle ne se taira pas!
Inès Léraud aime « défendre la liberté d’informer sur le secteur de l’agroalimentaire, face aux intérêts privés qui aimeraient la restreindre ». Elle a toutefois pris le revers de la médaille dans la figure. Poursuivie pour diffamation par Jean Chéritel (PDG du groupe Chéritel, homme d’affaire), elle n’en est pas à son premier galop d’essai. En 2019, Christian Buson le propriétaire d’une entreprise d’agroalimentaire bretonne avait intenté un procès suite à la sortie de la BD dont nous traitons. Dans les deux cas, quelques jours avant l’audience les plaintes sont retirées. Les audiences devaient à l’origine se dérouler en janvier 2021.. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour Mme Léraud, il s’agit d’intimidation grotesque, de « pressions » exercées communément sur des journalistes indépendants, qui dérangent. Ces pressions ne sont pas à prendre à la légère, elles font perdre un temps précieux aux instigateurs et peuvent décourager. Ces plaintes peuvent jeter l’opprobre sur le journaliste, le démotiver, le décrédibiliser, voire même le pousser à stopper ses travaux… Même si elles n’aboutissent pas, elles constituent une menace face à laquelle on ne se taira pas!
Ce sera mon prochain achat !