Qualité de l’eau : la France à deux vitesses

Témoignage  exclusif (et accablant) d’un élu local, par ailleurs spécialiste de la pollution industrielle des eaux souterraines, qui a tenté d’améliorer la qualité de l’eau potable, en zone rurale, au cours de son mandat. Au-delà du ton désabusé, son texte pointe les failles, pour ne pas dire la faillite, du modèle français de gestion de l’eau pour ce qui est d’assurer sa qualité au robinet, partout en France, au-delà des grandes villes. Les contrôles sont quasi inexistants et ne ciblent pas les polluants locaux. A l’ARS comme au syndicat intercommunal de distribution d’eau potable, l’irresponsabilité, la mauvaise volonté et l’incompétence conduisent à une inaction kafkaïenne. Les usager.es citoyen.nes doivent hausser le ton pour faire entendre les exigences élémentaires de qualité de l’eau.

Anatomie d’un plantage

Avertissement L’histoire racontée dans la suite de ce texte n’est pas sans rapport avec des faits existants ou ayant existés. Il faut noter que si la relation des faits est aus­si exacte que possible, leur éclairage peut être biaisé par le point de vue du délégué.

D’autre part, des faits similaires, ou de même nature peuvent exister ailleurs ; cette histoire pourrait, probablement, avoir lieu dans beaucoup d’endroits.

Par respect pour les personnes ayant participé à cette aventure, on a fait le choix de l’anonymat.


Il était une fois un syndicat intercommunal de distribution d’eau potable, dans une zone rurale, loin des grandes villes. Il fonctionnait en régie directe avec une poignée de salariés sous la direction d’un conseil syndical émanant des muni­cipalités concernées.

Il regroupait une vingtaine de communes, desservait 10 000 habitants avec un peu plus de 5000 abonnés et plus de 500 km de tuyaux divers. L’eau provient d’un aquifère karstique via une résurgence naturelle et quelques forages répartis sur le territoire.

Une petite usine de potabilisation et des unités de traitement aux captages as­surent la qualité de l’eau distribuée.

C’est « le syndicat ».

Il y avait un ingénieur. Il avait résidé et travaillé dans le secteur, puis avait été muté loin de là pour gérer des problèmes de pollution industrielle des eaux souterraines. Il avait acquis sur ce sujet une bonne expérience, en particulier dans le domaine de la surveillance de la qualité et de la gestion des résultats d’analyses.

Il a intégré le comité syndical en tant que délégué de sa commune

On l’appellera « le délégué ».

Le délégué pensait apporter son expérience dans la gestion des analyses d’eau pour améliorer la qualité de l’eau distribuée et anticiper des évolutions défavorables possibles. Il pensait également que la connaissance fine des résultats d’analyse permettrait de mieux adapter le protocole de surveillance, tant en choisissant les produits à analyser que la fréquence des prélèvements.

Son idée était aussi de faire prendre conscience au Syndicat que s’intéresser à ce qui se pratique dans les bassins d’alimentation des captages améliorerait la qualité de l’eau, même si elle est potable selon les critères officiels1. Diable, ça se passe dans un Parc Naturel Régional !

Mais ça, bien qu’il soit d’un optimisme naïf, il ne l’a pas dit.

Il souhaitait entrer au bureau pour être proche des instances dirigeantes et les as­socier à sa démarche, mais il ne fut pas élu : dans les organisations intercom­munales, les postes au conseil d’administration ou au bureau sont répartis entre quelques élus influents qui se retrouvent à l’eau, au traitement des ordures ménagères, au tourisme, au développement économique, etc.

Têtu, il présenta tout de même son projet, qui fut accepté, à sa surprise.

Le protocole de suivi de la qualité des eaux est défini par l’ARS (à l’exception de  paramètres suivis régulièrement dans le cadre de la potabilisation en sortie de station). Le plus gros effort porte sur l’eau distribuée, pour garantir sa confor­mité réglementaire aux critères de potabilité.

Le protocole de surveillance est (en gros) le suivant :

  • Fréquence de prélèvement
          • sur les captages : une fois par an ou une fois tous les 2 ans, selon les points. Toutefois l’un des captages est échantillonné 4 fois par an.
          • à la sortie des stations de traitement : 1 fois par an.
          • en différents points du réseau 1 à 2 fois par mois. Ces point varient d’un prélèvement à l’autre et couvrent alternativement (ou aléatoi­rement ?) l’ensemble du réseau et des communes.
  • Composés analysés : outre les grandeurs physiques (température, pH, matière en suspension…) les analyses portent sur des composés dont le nombre varie de quelques dizaines à 250, voire occasionnellement à plus de 700 !

Manifestement, le but de ce protocole est d’identifier les non-confor­mités, dans une optique de contrôle, plutôt que de gérer et de prévenir les dérives possibles de la qualité de l’eau distribuée.

Contrôle ou surveillance est une alternative sur laquelle le délégué avait eu l’occasion de travailler pendant ses années consacrées à la pollution des eaux souterraines.

Le contrôle consiste à prélever de façon plus ou moins systématique, plus ou moins aléatoire, des échantillons d’un produit mis à disposition du public pour s’assurer qu’il correspond à la réglementation en vigueur. On l’utilise aussi sur des situations moins matérielles, comme les contrôles de vitesse des voitures, les contrôles de billets dans les transports, etc.

Le résultat est binaire, manichéen : conforme, non conforme. L’objectif, souvent répressif : non conforme amène sanction.

Le contrôle est à posteriori : quand on a le résultat, c’est que la non-conformité a eu lieu. Cela peut induire des rappels de produits. S’il y a des « trous dans la raquette«  des produits non conformes peuvent être diffusés en quantité et poser des problèmes plus ou moins graves (Cf les problèmes d’airbag  ou de pol­lution , par exemple).

En ce qui concerne le syndicat, l’essentiel de l’effort analytique repose sur l’eau distribuée, dont l’origine est difficile à tracer en raison de l’interconnexion des unités de distribution à l’intérieur du syndicat. La fréquence des analyses sur les captages et même sur les stations est complè­tement inadaptée dans le contexte d’un aquifère karstique : le temps de transit de l’eau entre alimentation de l’aquifère et captage est de l’ordre de la semaine !

De même le choix des composés à analyser semble reposer sur une liste nationale plus que sur une adaptation aux pollutions probables. Il ne semble pas, en effet, au premier abord, que tous les composés phytosanitaires utilisés localement soient analysés, par exemple. En revanche on trouve les solvants chlorés qui ne sont pas, à priori, la première préoccupation en milieu rural.

Il s’agit donc bien d’un processus de contrôle. Les résultats sont reçus sous forme papier ou pdf non modifiable, non copiable. Ils sont regardés (conforme, pas conforme) et soigneusement archivés dans des classeurs. Il y en a un bon mètre linéaire sur une étagère.

À ce stade, le délégué ne chercha pas à en savoir davantage, laissant les discus­sions sur le sujet pour le moment où le contenu de la base de données serait analysé et où l’on pourrait dégager des recommandations étayées.

Il aurait aimé entamer une transition vers une surveillance.

L’optique de la surveillance est tout autre. Avant d’établir un protocole de sur­veillance, il faut faire un diagnostic sur le fonctionnement du processus à surveiller et anticiper son évolution dans le temps. On définit ensuite des écarts non admissibles par rapport à l’évolution anticipée et les actions à mettre en place en cas de dérive.

Ceci nécessite un diagnostic pour connaître la qualité de la ressource (l’eau brute captée) avec une fréquence de prélèvement élevée, compatible avec l’hydrogéologie du système. Ensuite, un suivi du traitement permet de l’adapter, en temps réel, à la qualité de la ressource et aux exigences réglementaires d’une eau destinée à la consommation humaine. On pourra alors mettre en place un protocole de prélèvements et d’analyses dont le but est de déceler des tendances et d’anticiper des problèmes de qualité.

Ceci n’exclut pas un contrôle, mais le choix des composés analysés, les lieux et la fréquence des prélèvements sont déterminés par le diagnostic sur la qualité de la ressource et ses évolutions anticipées.

La surveillance est à priori : elle permet d’anticiper les problèmes et d’éviter, autant que faire se peut les non-conformités. En ce sens elle n’induit pas des réponses binaires, mais des inflexions dans la gestion du processus, depuis la gestion de la zone d’alimentation des captages jusqu’au robinet des abonnés.

Pratiquement, c’est parfois plus difficile à faire qu’à dire, c’est pourquoi le délégué ne s’en ouvrit pas aussi clairement à la direction du syndicat.

Il commença donc par demander la réalisation d’une base de données ras­semblant les résultats des analyses de contrôle des 5 dernières années

Pour des raisons budgétaires, il n’a pas été possible de recourir aux logiciels ou sites disponibles, ni de faire monter une base de données par un profes­sionnel. Avec l’accord et la collaboration de la directrice du Syndicat, il a été décidé de confier la tâche à la junior-entreprise d’une École d’ingénieurs.

Le délégué a donc écrit un cahier des charges et le développement s’est fait sous Access.

Le projet a été réalisé par une étudiante qui y consacra beaucoup de temps et de bonne volonté, même après la fin officielle du projet, pour corriger quelques bugs ou apporter des modifications mineures.

Le délégué ne disposait pas d’Access sur son ordinateur : il demanda au Syndicat de financer la licence, ce qui lui fut refusé : on lui proposa de venir travailler sur un ordinateur au bureau du Syndicat. Il se débrouilla donc autrement. Cela n’au­gurait pas d’une coopération facile…

Des points particuliers doivent focaliser l’attention dans ce projet :

  1. L’entrée des données dans la base
  2. la liste des composés : en raison de différences d’orthographe, il est impé­ratif de disposer d’une base de correspondance. On utilise dans certains logiciels professionnels le numéro CAS pour éviter les confusions. Mais là, ce fut impossible.

Le développement fut assez laborieux. La directrice du Syndicat disposait de peu de temps libre et le sujet ne faisait pas partie de ses priorités. Le délégué ne chercha pas à savoir qui définissait l’ordre de ces priorités.

L’étudiante passa beaucoup de temps pour automatiser l’importation de données aux formats qui lui furent communiqués par la Directrice du Syndicat. Il s’avéra par la suite que ce fut inutile, la directrice étant incapable de fournir les fichiers aux formats qu’elle avait donnés.

On demanda alors à l’ARS de fournir les données dans un tableur Excel compor­tant les colonnes définies dans le cahier des charges, compatibles avec le format d’importation « libre » de la base de données.

Le délégué importa les données et établit la table de correspon­dance des noms de substances, ce qui fut un travail laborieux tant la même sub­stance peut être dési­gnée sous des noms commerciaux ou techniques différents. Le délégué privilégia, autant que possible les noms de substances donnés dans la base de données de l’INERIS, ou la base CAS pour les substances absentes de la base INERIS.

Il demanda validation auprès du Syndicat des noms de référence choisis afin de ne pas perturber les habitudes. Mais n’obtint pas de réponse.

L’autre point qui posa problème fut le nom attribué aux points de prélèvement. La base de données disposait d’un seul champ pour le nom de chaque point de pré­lèvement, or, la base de données de l’ARS contient 3 colonnes :

  1. L’unité de distribution en liaison avec l’usine de potabilisation ou la station de chaque puits
  2. le nom de la commune
  3. le point de prélèvement dans la commune.

Le fichier transmis au délégué ne comportait pas la 2ème colonne.

Si pour les échantillons prélevés aux forages, ou à la sortie des stations de pota­bilisation, il n’y avait pas d’ambiguïté, en revanche pour les échantillons prélevés dans le réseau, il était impossible de le localiser. D’autant plus que le nom du point de prélèvement, était, lui aussi, sujet à variations : LAVABO MAIRIE, LAVABO SANITAIRES MAIRIE ou Lavabo toilettes Mairie, par exemple…

Il fallut donc redemander à l’ARS un fichier exploitable…

Profitant d’une rencontre à ce sujet avec l’ARS, le délégué demanda que soient communiqués, automatiquement, en temps réel les résultats d’analyse sous une forme exploitable et pas seulement sous forme de pdf hautement verrouillé (en fait pas mieux qu’un jpeg !) . Refus. Trop compliqué, au mieux une récapitu­lation tous les 6 mois.

Le labo, également sollicité, argua que c’était impossible, même si l’ARS donnait son accord.

En attendant, le délégué prépara une communication sur l’état d’avancement du dossier, et les premiers résultats obtenus sur la seule exploitation des analyses des captages et des sorties de station.

La première constatation concerne le nombre de composés analysés : sur 5 ans, la grande majorité des composés analysés n’ont jamais été détectés.

Les concentra­tions en miné­raux ne posent pas de pro­blème, sont en relation avec le contexte géo­chimique local et restent lar­gement en des­sous des normes en vigueur.

Pour les compo­sés organiques on trouve quelques rares sol­vants organiques (mais les dosages ont été arrêtés en 2019) et des pesticides avec leurs métabolites.

Ponctuellement, les valeurs mesurées pour les pesticides peuvent dépasser les seuils individuels de 0,1 µg/l. Rappelons que ces seuils sont des seuils de qualité et n’empêchent pas la distribution de l’eau.

Une première com­munication eut lieu en comité syndical, mais sans les diapos de présentation pour un bête problème de connexions non compatibles. Il ne semble pas que ces résultats aient suscité un grand intérêt, et personne ne lui en reparla par la suite

Ils ont été présentés, ensuite, au Conseil d’Administration du Syndicat, 2 ans avant les prochaines élec­tions municipales

Il ne semble pas, non plus, que l’intérêt des membres du conseil d’adminis­tration ait été à la hauteur des attentes du délégué : la moitié des membres, ayant d’autres obligations, quitta la réunion avant la fin de l’exposé.

Quant à savoir comment le syndicat entendait gérer la base de données après les prochaines élections (le délégué, âgé n’envisage pas un mandat de plus), la réponse, claire et nette, fut négative : le syndicat n’avait pas les ressources hu­maines suffisantes…

Bien que lassé, le délégué décida de laisser un rapport de l’ensemble des résultats. Pour la gloire ?

Épilogue : Le coup de grâce est venu de l’ARS qui, lors de sa com­munication semestrielle suivante, envoya un fichier Excel de près de 80 000 lignes avec une autre orthographe des noms de lieux et de composés. Bref une base de données à remonter intégralement. Découragé, le délégué décida de ne pas aller plus loin et en informa son Conseil Municipal. Point final.

Side-project : Parallèlement, le délégué a des relations avec un bureau d’études local à la création duquel il avait parti­cipé. Ce BE envisageait de monter un projet, financé par l’ARS, portant sur des enjeux de pollutions. Il proposa de reprendre le concept de la Base de Données Eaux du délégué, sous Oracle, en traitant des problèmes qui avaient été laissés de côté dans le projet Access : gestion des unités (les résultats peuvent être selon la date ou le labo en unités différentes – mg, µg ou ng, par exemple) et des lieux de prélève­ment. L’ARS jugea le projet sans intérêt.

Rideau


1De son passage dans l’industrie, le délégué avait gardé des doutes sur la sincérité des études qui servent à la définition des critères de potabilité.

Une réflexion sur « Qualité de l’eau : la France à deux vitesses »

  1. Bonjour et merci !
    Qu’il s’agisse de la gestion de l’eau comme de tout autre domaine alimentaire, énergie, santé, transports, éducation …la privatisation compulsive a entraîné des conséquences très néfastes pour la préservation de toute vie harmonieuse sur la terre !
    Une multitude d’écrits (1) et de mises en garde existent mais les « responsables » politiques restent sous contrôle du grand business ! (1) https://agone.org/livre/le-capitalisme-est-un-cannibalisme/ – Excellent !! … Entre tant d’autres
    Bien amicalement.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *