Pour les autorités françaises, les industriels ont entravé l’expertise de la toxicité de ces substances couramment utilisées. Par Stéphane Foucart pour Le Monde le 26 juin 2020. Rappelons que notre association demande en vain depuis plusieurs années au SEDIF l’arrêt de l’utilisation de ces sels dans la potabilisation de l’eau, au titre du principe de précaution.
Bien qu’utilisés dans les systèmes d’assainissement de l’eau potable ou dans de nombreux cosmétiques, les sels d’aluminium ne sont guère au centre de l’attention médiatique. Ils n’en sont pas moins au cœur d’une dispute inédite. Passée inaperçue en pleine pandémie de Covid-19, celle-ci n’a été rendue publique que mi-juin dans le Journal officiel de l’Union européenne : la France a introduit, fin février, un recours contre l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA) devant le Tribunal de l’Union européenne. C’est la première fois qu’un Etat membre attaque, devant la haute juridiction basée au Luxembourg, l’intégrité d’une décision rendue par une agence d’expertise communautaire.
L’histoire commence en 2014. Dans le cadre du règlement Reach (Registration, Evaluation, Authorization and Restriction of Chemicals), la France devait mesurer, entre autres substances, les dangers de trois sels d’aluminium. C’est l’un des principes du règlement européen sur les substances de synthèse : les Etats membres se partagent le « fardeau du passé », ainsi que les spécialistes nomment le travail titanesque d’évaluation des centaines de substances de synthèse produites et commercialisées de longue date, mais dont la sûreté n’a jamais été évaluée. Régulièrement, les experts des différents Etats membres soumettent ainsi leurs résultats à l’ECHA et aux autres Etats membres. Après conciliabules, l’ECHA rend ses avis.
En France, ce travail d’expertise est confié à l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). « Sur ces sels d’aluminium, les experts français ont identifié un risque sur leur caractère potentiellement génotoxique [toxique pour l’ADN], dit-on à la direction générale de la prévention des risques (DGPR), l’administration du ministère de la transition écologique et solidaire qui pilote le dossier. Ce qui a soulevé notre préoccupation, c’est la question du traitement de l’eau [grâce à des sels d’aluminium] et l’exposition d’employés qui travaillent au contact de ces substances. »
Pas d’étude complémentaire
La France soutient donc, à l’ECHA, une demande d’informations complémentaires. En décembre 2017, cette demande est validée par les autres Etats membres et endossée par l’agence européenne : une étude de mutagénicité est demandée au consortium industriel produisant des sels d’aluminium (notamment BASF, Grace, Kemira). En matière réglementaire, c’est la norme : ce sont les industriels qui mènent les études testant la sûreté de leurs propres produits, à charge ensuite pour les agences sanitaires de les examiner. « C’est franchement une étude très simple et peu coûteuse à réaliser, mais c’était une nécessité, dit un connaisseur du dossier, qui requiert l’anonymat. Il y avait des contradictions dans les données disponibles et il fallait clarifier ce point. »
Mais les industriels ne l’entendent pas de cette oreille et refusent de conduire cette étude : ils saisissent la chambre de recours de l’ECHA. Cette juridiction d’appel, attachée à l’agence européenne, peut être saisie en cas de désaccord des industriels avec des décisions d’experts. La chambre de recours peut ainsi invalider – sur la foi d’arguments juridiques plus que scientifiques – une décision de l’agence à laquelle elle est rattachée.
C’est chose faite le 17 décembre 2019. Les trois juges de la chambre de recours mandatés pour arbitrer le litige cassent la décision de l’ECHA et donnent raison aux industriels. Ils n’auront pas à fournir l’étude complémentaire demandée par la France et l’agence européenne. « La chambre de recours a estimé qu’il y avait un manque de clarté et, à certains égards, de cohérence quant à savoir si le problème de génotoxicité concernait uniquement les trois substances, tous les sels d’aluminium solubles ou l’ion aluminium », écrivent les juges.
« On est face à une dérive »
« Cette décision de la chambre de recours nous apparaît problématique, dit-on à la DGPR. En particulier, sa décision s’appuie en partie sur une étude de 1997 qui n’a pas été versée au dossier consulté par les experts ! » L’étude en question – un essai de toxicocinétique, c’est-à-dire une évaluation du comportement d’une substance toxique dans l’organisme – n’a donc pas pu être évaluée par les scientifiques, mais a été prise en compte dans l’arbitrage juridique. « Cette étude devait être fournie aux experts [par les industriels] en amont, insiste-t-on à la DGPR. C’est à eux d’examiner ces travaux. Sinon, on est face à une dérive. »
Un autre aspect de la décision de la chambre de recours de l’agence européenne scandalise les experts. Les juges ont en effet estimé que la décision de l’ECHA de demander des informations complémentaires n’explique pas comment celles-ci pouvaient « conduire à de meilleures mesures de gestion des risques ». Ce qui revient à refuser l’accès à des données au motif que l’usage qui en sera fait par les pouvoirs publics n’est pas précisé. « Si on laisse passer ça et que ça fait jurisprudence, cela veut dire que nous ne pourrons plus jamais exiger des études complémentaires des industriels », dit un proche du dossier.
Pour les autorités françaises, ce qui est considéré comme un trucage de la procédure d’expertise justifie le recours contre l’agence européenne, tout en se défendant de remettre en cause sa crédibilité. « La chambre de recours de l’ECHA fait partie de l’agence mais en est malgré tout indépendante. Une fois que la chambre de recours a rendu son avis, celui-ci devient de facto l’avis de l’ECHA, explique-t-on à la DGPR. L’ECHA ne pouvant faire appel contre sa chambre des recours, c’est-à-dire contre elle-même, elle se retrouve coincée. En somme, nous faisons ce que l’ECHA ne peut pas faire. »
La France n’est pas seule à s’agacer du pouvoir de la chambre de recours de l’ECHA. Dans une communication officielle à la Commission européenne publiée le 19 juin, le Danemark demande à Bruxelles de « limiter les compétences » de cette juridiction : « Elle ne devrait pas avoir le pouvoir discrétionnaire de rejeter les décisions prises par l’agence, après accord unanime des experts de tous les Etats membres. » Interrogée par Le Monde, l’ECHA ne commente pas une affaire en cours ; les industriels concernés n’ont pas répondu à nos sollicitations.