L’élection présidentielle ne répond pas à l’agenda social et écologique des citoyens, expliquent Jean-Claude Oliva, directeur de la Coordination Eau Île-de-France et Emmanuel Poilane, directeur de la Fondation France Libertés, dans une tribune publiée par Reporterre. Le lourd et discret poids des multinationales surplombe les politiques. Il faut réduire le rôle joué par les multinationales, en particulier dans le domaine de l’eau.
Quelle que soit l’issue de la séquence électorale chaotique que nous vivons, il faut penser, se préparer à l’après. De ce point de vue, ce qui va compter, c’est comment nous, les citoyen-nes, les associations, la société civile, nous allons considérer le résultat de la présidentielle (et des législatives). Si on pense que la France est devenue réactionnaire ou que les aspirations écologistes, sociales et démocratiques ont disparu, ce sera effectivement la catastrophe. Ou au contraire, si on veut bien regarder au-delà d’un résultat électoral, fût-il détestable, et si nous retrouvons ensemble le chemin de la réflexion et de l’action collective, au-delà de nos votes ou de nos refus de votes, tout reste possible.
La culture militante et républicaine dominante survalorise le rôle des élections et des formations politiques et a du mal à prendre en compte les nouveaux acteurs politiques à part entière que sont d’un côté, les multinationales, et de l’autre, le mouvement écologiste et citoyen.
Ainsi dénonce-t-on de plus en plus souvent des élus corrompus, et il faut s’en réjouir, mais beaucoup plus rarement leurs corrupteurs qui se situent dans le monde économique. La seule exception notable se trouve dans le domaine de l’eau, avec l’affaire Carignon, qui avait vu condamner en 1995 à la fois un maire et le dirigeant d’une entreprise.
Les entreprises influencent les décisions politiques
La responsabilité des élu-es qui confient la gestion de l’eau ou de l’assainissement à des entreprises privées est patente. Mais elle ne doit pas faire oublier le rôle actif des entreprises pour influer sur les décisions politiques. Depuis plusieurs années, la Coordination eau Île-de-France et la Fondation France libertés mènent une bataille contre les coupures d’eau, devenues illégales avec la loi dite Brottes de 2013, pour les résidences principales, tout au long de l’année et sans condition de ressources. Au départ, nous nous sommes heurtés à une indifférence de la plupart des élus, somme toute logique : quand on confie la gestion d’un service public à une entreprise, c’est justement pour éviter de s’en occuper ; car il y a des choses plus importantes dans la vie d’un élu, comme sa réélection par exemple… Mais nous nous sommes heurtés encore plus fort à l’hyperactivisme des multinationales du secteur pour enrayer par tous les moyens l’application de la loi. Le comble a été atteint avec la tentative de rétablir les coupures d’eau par un cavalier législatif porté par le sénateur Christian Cambon. Un sénateur proche de Veolia, dans la fonction de premier vice-président du Sedif (le Syndicat des eaux d’Île-de-France) qu’il occupe depuis 1983. Et un sénateur proche de Suez, en la personne d’Igor Semo, un lobbyiste de haut vol de cette entreprise, auquel M. Cambon va confier sa succession à la mairie de Saint-Maurice (Val-de-Marne).
Si on veut un jour réduire le poids de la finance sur nos vies, il faut de nouvelles lois pour limiter le lobbying des entreprises et l’emprise des groupes économiques sur les médias, à l’instar de l’intéressante réflexion proposée par Benoît Hamon à ce sujet. Il y a besoin également de lois qui ciblent les comportements délictueux des entreprises. Ainsi, nous avons fait condamner quinze fois des entreprises pour des coupures d’eau, dont cinq fois la seule Veolia, qui a été aussi condamnée plusieurs fois à l’initiative d’autres associations comme le Collectif des usagers de l’eau du Grand Avignon.
Nous avons eu gain de cause, des tribunaux d’instance au Conseil constitutionnel. Mais cela pose quand même question : comment une entreprise peut-elle réitérer le même délit après avoir été condamnée à de multiples reprises ? Parfois dans la même ville, comme à Toulon, où Veolia a déjà été deux fois condamnée pour coupure d’eau ! Il y a un double jeu entre la personne physique et la personne morale, comme l’explique l’anthropologue et sociologue Paul Jorion dans son livre Le dernier qui s’en va éteint la lumière: la personne physique concentrant les pouvoirs, en toute irresponsabilité pénale, sous le couvert de la personne morale. L’entreprise qui récidive mérite une sanction dissuasive comme, par exemple, une interdiction d’accès aux marchés publics…
Pervertir le droit à son propre profit
Et de façon réciproque, il faut développer une législation qui protège les associations et les défenseurs des droits, de plus en plus fréquemment trainés devant les tribunaux par des multinationales qui essaient ainsi de les détourner de leur action et de les faire taire. C’est ce qui arrive d’ailleurs à la Coordination eau Île-de-France et à la Fondation France libertés, qui sont poursuivies par Veolia pour diffamation. Le mouvement écologiste est confronté depuis plus longtemps à ces pratiques aux États-Unis et au Canada. Et des lois pour interdire ces « poursuites-baillons » ont vu le jour dans plusieurs États.
En amont encore, il faut sans doute réfléchir à des lois économiques plus fondamentales. Considérer que l’eau ne constitue pas une marchandise. Sa production et sa distribution ne doivent plus faire l’objet d’une activité lucrative. La délégation de service doit donc disparaître dans le domaine de l’eau et de l’assainissement. La compétence doit être exercée par la collectivité, qui pourra toujours faire appel à des entreprises dans le cadre de marchés publics. Un programme réaliste, au vu du large mouvement de retour à la gestion publique amorcé depuis plusieurs années en France et dans le monde. Il faudra bien que le législateur, quel qu’il soit, finisse par se mettre à jour…
Toutes ces propositions constituent un agenda citoyen plus politique et sans doute plus efficace que les questions mises en avant à l’occasion des élections. L’écologie et les droits humains n’ont pas disparu des cœurs et des têtes : ils n’ont tout simplement pas pu s’exprimer dans le cadre corseté de nos institutions. Ce qui en dit plus long sur la crise de la politique et de la Ve République que sur la force ou la faiblesse de nos aspirations.
Cela nous entraîne aussi dans une réflexion de fond sur ce qu’est une multinationale aujourd’hui. Il s’agit de comprendre la nature de son pouvoir et les moyens de le combattre réellement. Ce que fait le philosophe Alain Deneault dans son livre De quoi Total est-elle la somme ? en dressant, à partir du cas de Total, le portrait d’une multinationale comme acteur politique ou comme acteur au-delà de la politique : un « pouvoir » qui parvient à pervertir le droit à son propre profit. Sachons, nous aussi, nous situer au-delà des derniers feux de la politique institutionnelle. Citoyen-nes, associations, élu-es résistant-es, soyons les autres acteurs d’une société fondée sur les droits humains, la culture du bien commun et les alternatives concrètes et locales.