En Région bruxelloise, tout le monde (ou presque) connaît aujourd’hui le marais Wiels à Forest qui a surgi à la place d’un projet abandonné de bureaux. Plus récemment, un nouveau venu émerge à Biestebroeck. Mais bien d’autres villes abritent des zones humides dont l’avenir a priori scellé par des projets immobiliers suscite protestations et attachements. Petit tour d’horizon des lacs, marais et zones humides nourrissant la contestation en Europe. Extraits d’un article de par Allan Wei (LIEU-ULB), Claire Scohier (IEB), Michel Bastin (TJF – EGEB) dans Bruxelles en mouvements. Lire aussi Marais Wiels une semi reconnaissance.
Septembre 2022, Rome. Un rituel sur les rives du Lago Bullicante scelle un jumelage avec le Marais Wiels. Septembre 2023, à Forest (Bruxelles), un second rituel célèbre l’alliance qui fait front face aux projets de développement immobilier qui menacent ces plans d’eau. Leur histoire est similaire : le Lago Bullicante est né en 1992, quand les travaux d’excavation pour la réalisation d’un centre commercial percent la nappe aquifère sur le site désaffecté d’une usine de viscose (soie artificielle). L’implantation de cette usine, qui employa entre 1924 et 1954 jusqu’à 1 800 personnes, dont 60 % de femmes, s’explique par la présence de l’eau et la proximité du chemin de fer [1]. Le Marais Wiels surgit à partir de 2007, lorsque les travaux d’excavation pour un chantier de bureaux percent la nappe phréatique avant d’être interrompus par la crise financière de 2008 [2].
Dans les deux cas, l’accident a permis la génération d’un biotope accueillant dans les ruines du capitalisme industriel. Et dans les deux cas, des alliances locales originales se sont constituées pour défendre le site. À Rome, la résurgence du Lago Bullicante prend source dans le quartier Prenestino, doté d’une longue tradition d’auto-organisation et de luttes politiques. Des synergies se sont nouées entre le collectif de recherche et d’action Stalker, un centre social occupé et autogéré qui squatte depuis 1995 une partie des bâtiments de l’usine abandonnée), et le Forum territorial, qui se réunit dans le centre d’archives ouvrières situé dans le Parco delle Energie voisin. Ensemble, ils se sont battus et ont obtenu un statut de monument naturel pour le lac. Si ses abords restent soumis à la pression immobilière, la cogestion du site est assumée avec l’administration régionale de l’environnement, qui rémunère les gardiens du lac choisis par la communauté. La dynamique du Lago Bullicante a réuni habitant·es, militant·es, chercheur·euses, juristes et artistes ; elle a identifié le dommage environnemental, reconnu l’importance du lieu et se réunit régulièrement en Forum pour apprendre à prendre soin de son futur. À Bruxelles, les fé·es du Marais Wiels ont trouvé certain·es allié·es et obtenu la préservation de deux tiers du plan d’eau existant, qui sont désormais reconnus à l’Atlas hydrographique. Mais des projets d’aménagement menacent le dernier tiers et donc l’intégrité du marais.
Septembre 2022, Rome. Un rituel sur les rives du Lago Bullicante scelle un jumelage avec le Marais Wiels.
Aux abords de l’eau naissent les villes
Ce qui se passe à Bruxelles et à Rome n’est pas l’effet du hasard. Nombreuses sont les grandes villes édifiées le long des rivières et des fleuves. Ces milieux offrent des vallées fertilisées par les sédiments charriés par les cours d’eau, des opportunités de circulation des humains et des marchandises, les ressources d’une force motrice… Mais au xix e siècle, l’explosion de l’urbanisation liée à la révolution industrielle entraîne une transformation de ces zones humides en zones industrielles. Les anciens étangs et marais sont asséchés pour permettre le développement des usines. La pollution générée dégrade les écosystèmes. L’affaiblissement des organismes par les conditions de vie et de travail légitime des politiques hygiénistes cherchant à limiter les interactions entre les habitant·es des villes et ces zones humides. Les rivières sont voûtées et les égouts se développent en sous-sol.
Cette eau cachée et maîtrisée sous nos pieds est aujourd’hui à nouveau au centre des intérêts. Des intérêts spéculatifs pour les promoteurs immobiliers, qui s’agitent pour créer de l’habitat au bord de l’eau (les fameux waterfront). Des intérêts écologiques, qui se manifestent par une prise de conscience du rôle des zones humides en milieu urbain dans un contexte de changement climatique. Grâce à la présence de l’eau et à l’évapotranspiration des végétaux, ce sont des îlots de fraîcheur dans les milieux urbains denses. Par ailleurs, elles jouent un rôle de recharge des aquifères et de rétention et de tamponnage face aux inondations et crues plus fréquentes. Enfin, elles offrent un potentiel d’épuration des eaux de certaines pollutions – nitrates et phosphates, voire métaux lourds et hydrocarbures – grâce à l’action des roselières et autres biotopes aquatiques [3].
Au-delà de ces intérêts évidents et reconnus, diverses études récentes montrent que le contact avec la végétation a un impact positif sur la santé. En milieu urbain, les symptômes dépressifs semblent inversement proportionnels à l’accès à un « environnement vert » [4]. Les adolescent·es qui ont l’occasion de passer plus de temps en contact avec la végétation développent une meilleure estime de soi et des relations sociales plus riches [5]. Autant de bienfaits désirables dans des quartiers denses privés de ces aménités.
Le rôle de ces lieux de reproduction, de ressourcement et de socialisation est évidemment vital. Or selon le secrétariat de la convention Ramsar, nous avons perdu 35 % des zones humides naturelles depuis 1970 [6]. Cette disparition touche particulièrement les petites zones humides, ainsi entre 30 et 70 % des mares auraient disparu en France depuis 1950 [7]. Or celles-ci constituent l’habitat des populations d’espèces d’eau douce, lesquelles ont décliné, au niveau mondial, de 83 % entre 1970 et 2014 [8].
Cette eau cachée et maîtrisée sous nos pieds est aujourd’hui à nouveau au centre des intérêts.
De l’eau naissent les luttes et les attachements
Face à ces constats désastreux, au-delà de Rome et Bruxelles, d’autres communautés luttent pour la survie matérielle des zones humides et leur reconnaissance juridique et politique.
Les vastes Lagunas de Ambroz, un ancien site d’extraction de graviers à Madrid, accueillent des milliers d’espèces, dont 146 espèces d’oiseaux. Cette nouvelle halte migratoire est défendue par Ecologistas en Accion, une confédération de 300 associations, et la société espagnole d’ornithologie, contre un projet de développement immobilier, la « Nouvelle centralité de l’est ». Une alliance entre des habitant·es de ce quartier périphérique, des écologistes militants et des ornithologues amateurs s’oppose à ce projet qui prétend amener un bilan positif en matière de « renaturalisation » et d’« infrastructures vertes » en mettant en avant la plantation d’un « Bois Métropolitain » sur la zone humide [9].
Dans le nord de Berlin, les locataires des grands ensembles du parc Ernst Thälmann s’opposent aux loyers élevés (qualifiés de « folie des loyers ») et aux promoteurs qui souhaitent construire sur la moitié du parc. Ils manifestent également contre les expulsions locatives et contre les abattages d’arbres dans toute la région 11. Les habitant·es y défendent en outre leur minuscule étang de quartier, le Kiezteich, jusqu’à se cotiser pour lui amener de l’eau au tuyau d’arrosage pendant l’été. Ils ont entretenu la pompe qui oxygène l’étang, construit de petits îlots pour l’avifaune, aménagé une piscine pour chiens (pour éviter qu’ils ne se baignent dans le plan d’eau), installé des panneaux pour décourager le nourrissage. Cet attachement viscéral a convaincu la société de logements sociaux Gewobag de ne pas combler l’étang et de soutenir l’association. Par ailleurs, l’étang, le parc et les logements sont construits sur les terrains d’une usine à gaz qui a durablement pollué les sols et les eaux souterraines. Pour y remédier, un système complexe et permanent de dépollution a été mis en place par la municipalité de Pankow et le Sénat de Berlin. Une roselière a été installée en 2023 afin d’épurer les polluants résiduels, ce qui devrait permettre d’utiliser l’eau pour alimenter le Kiezteich et arroser le parc.
Au sud de Berlin, le maintien en friche de l’aéroport désaffecté de Tempelhof a été acté par un référendum en 2014, ce qui freine les projets de développement paysager et immobilier. Les architectes activistes de la Floating University [10] ont obtenu en 2024 la renaturalisation plutôt que le démantèlement du bassin d’orage de l’aéroport, sur lequel ils ont installé des constructions légères sur pilotis. Pour les gestionnaires actuels de Tempelhof, la rétention d’eau, dans le bassin transformé en zone humide urbaine, se justifie au regard des coûts annuels de l’évacuation des eaux pluviales dans le système de canaux berlinois. Les pratiques de l’association Floating ont obtenu un prix à la Biennale de Venise en 2021 et, en 2023, un prix décerné par le Nouveau Bauhaus européen, une initiative de la Commission européenne dotée de 380 millions d’euros qui « fait le lien entre le Green Deal européen, notre vie quotidienne et nos espaces de vie ». La dynamique de la Floating est évidemment bien différente du modeste Kiezteich. Ces deux expériences berlinoises témoignent toutefois de la reconnaissance de l’importance des zones humides, renforcée par les changements climatiques en cours.
Un tour d’horizon plus large nous apprend que dans de nombreuses métropoles, des zones humides surgissent dans les ruines des projets avortés de spéculation immobilière, dans les grandes infrastructures échouées ou dans les cicatrices laissées par l’industrie extractive. Une carte de ces lieux particuliers présente des espaces classés récemment comme le lac Vacaresti à Bucarest, le London Wetland Centre ou le Ruzinov Strkoveck à Bratislava mais aussi des carrières désaffectées rattrapées par la métropolisation, qui ont attiré l’attention des riverains à Montréal (carrière Francon) et Cracovie (carrière Libana), ainsi qu’un lac cerné par l’expansion urbaine à Tunis (sebkhat Sijoumi).
Des zones humides surgissent dans les ruines des projets avortés de spéculation immobilière.
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Marais Wiels, une semi reconnaissance
Dans son nouvel Atlas hydrographique publié ce 1ᵉʳ septembre, la Région reconnait le Marais Wiels, comme « étang ». Une victoire ? Partielle seulement, car il y est représenté par une superficie réduite en regard de l’existant. Bruxelles Environnement, sous la contrainte de l’accord du gouvernement régional, en a réduit la superficie de plus de 2000 m². Le désormais « étang régional » compte 6460 m² dans l’Atlas là où sur le terrain, il en compte 8752 m². C’est ce que déplore le Comité QuartierWielsWijk, qui consacre une analyse détaillée sur l’importance de sa pleine reconnaissance.
En outre, ce nouvel Atlas n’en est pas vraiment un. En plus d’amputer le marais d’une partie conséquente de son étang et de sa roselière, il ne comprend que les voies et plan d’eau, rivières et étangs sous gestion de Bruxelles Environnement. Il fait donc l’impasse sur nombre de sources, de rus ou de plans d’eaux privés, manquant donc là une occasion de les recenser, ce qui consisterait une première étape à leur protection. Il se présente par ailleurs sous forme de carte ce qui limite sa lisibilité.
- Par Cataline Sénéchal, Maud Marsin
- Article publié dans le journal du GERFA : quartierwielswijk.be