Les impayés de factures d’eau seraient en forte augmentation à cause de la loi Brottes qui interdit les coupures d’eau, selon les distributeurs privés et leur fédération professionnelle, la FP2E. Pas si simple! Henri Smets de l’Académie de l’Eau, relativise une hausse qui est loin de toucher tous les services et dont les causes sont multiples. Lire aussi le point de vue de la Coordination Eau Île-de-France.
« Dans de nombreux services d’eau, un nombre croissant de factures ne sont pas honorées dans les délais. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation telles que la croissance du nombre d’usagers pauvres, la diminution du volume des aides sociales pour l’eau, l’augmentation des taxes sur l’assainissement, la réduction de l’ampleur des mesures de recouvrement prises dans les régies, l’interdiction des coupures d’eau et des réductions de débit en cas d’impayés à partir de 2014 (loi Brottes). En particulier, cette dernière interdiction a été critiquée par les distributeurs d’eau qui ne peuvent plus couper l’eau des usagers domestiques démunis ou non, lorsqu’une facture n’a pas été honorée. Bien sûr, les distributeurs peuvent toujours engager une procédure judiciaire et obtenir du juge la possibilité de faire une saisie ou de résilier le contrat de fourniture. Mais est-ce une bonne solution ? Ne serait-elle pas à la fois très lente et fort coûteuse ?
L’eau n’est plus un bien marchand ordinaire comme le pain et est de plus en plus reconnue comme un droit, un peu comme l’éducation primaire ou les soins de santé auxquels chacun a droit même s’il ne peut pas les payer. Ce changement fondamental de perspective n’est pas entièrement nouveau puisque dès 2007 la loi a interdit les coupures d’eau toute l’année en cas d’impayés lorsque l’usager est démuni et est aidé par un fonds de solidarité (FSL). A partir de 2014, cette interdiction a été étendue à tous les usagers domestiques, même ceux en mesure de payer leur eau. Comme les distributeurs ne prennent pas toujours les mesures coercitives permises par la loi, les impayés s’accumulent et parfois le prix de l’eau est finalement augmenté au détriment de tous.
En Angleterre où l’eau ne peut plus être coupée en cas d’impayés depuis 1999, l’incidence des impayés après 15 ans est de l’ordre de 3 à 5% du prix de l’eau des ménages. En France où l’eau est abordable pour une plus grande proportion des ménages, l’incidence des impayés sera moindre. Un surcoût moyen de 1 à 2% du montant total des factures d’eau serait néanmoins envisageable.
Depuis peu, on commence à être en mesure d’observer si les impayés ont effectivement augmenté en France depuis 2014. Les seules données moyennes actuellement disponibles au plan national émanent des entreprises de l’eau (FP2E) et concernent les services délégués : elles font apparaître que les impayés d’eau ont cru de 17% sur une période de deux ans (2014-2016), soit une augmentation équivalente à 0.3 % du chiffre d’affaires (ou 1.5 €/an pour un ménage ayant une facture d’eau de 500 €). A ce rythme peu élevé, le volume des impayés pourrait doubler en 9 ans. Toutefois, on ne peut exclure une croissance plus rapide car certaines entreprises de l’eau n’ont cessé de pratiquer les coupures et les réductions de débit qu’en 2015 et que, dès lors, la variation observée ne porte que sur une année sans coupures.
Les données publiées à ce jour sur les taux d’impayés d’eau au niveau d’une trentaine de services d’eau montrent qu’il existe une très grande diversité des situations rencontrées.1 Le montant des impayés est inférieur à 1% du chiffre d’affaires dans certaines collectivités mais est supérieur à 10% dans d’autres. L’écart entre les taux observés dans les différentes collectivités est dû aux conditions économiques mais aussi aux efforts déployés en matière de recouvrement des factures par les services d’eau ainsi que par les agents du Trésor dans le cas des régies.
Concernant la variation des taux d’impayés dans les collectivités entre 2014 et 2016 (factures émises en 2013 – 2015), les constatations suivantes peuvent être faites :
a) En Ile-de-France, les impayés ont légèrement diminué à Paris mais ils ont augmenté de 30% dans le cas du SEDIF en banlieue parisienne. Dans les immeubles avec compteur collectif, la majorité des habitants payent l’eau de la minorité en défaut de paiement. En revanche, il existe des immeubles globalement en défaut de paiement, y compris pour l’eau ;
b) Dans plus de 40% des collectivités répertoriées, les impayés à la fin de 2016 relatifs aux factures émises en 2015 sont inférieurs à ceux enregistrés à la fin de 2014 relatifs aux factures de 2013, c.-à-d. avant l’entrée en vigueur de la loi Brottes ;
c) Dans la plupart des collectivités, les impayés ont assez peu varié. Néanmoins les hausses du taux d’impayés deux ans après l’entrée en vigueur de la loi Brottes sont un peu plus fréquentes que les baisses ;
d) Un doublement du taux des impayés et même plus en deux ans a été observé dans près de 20% des collectivités étudiées. Dans le Nord de la France, la régie Noréade comme le délégataire Veolia Artois ont vu leurs impayés plus que doubler et à Perpignan, les impayés ont même quadruplé. Ces fortes augmentations sont sans rapport avec la moyenne des augmentations observée en deux ans au niveau national par la FP2E (17%).
L’ensemble des données récentes sur le recouvrement des factures d’eau des services de l’eau permet de conclure qu’en moyenne, les impayés d’eau ont augmenté depuis deux ans, mais à des degrés très divers selon les situations locales. Dans un certain nombre de collectivités, on a même observé une réduction du taux des impayés.
Pour préserver l’équilibre économique des services d’eau, il conviendrait de lutter plus efficacement contre les comportements abusifs de certains usagers qui ne payent plus leur eau bien qu’ils en aient les moyens. Pour améliorer la situation des plus démunis, il faudrait reconnaître que le prix de l’eau en France est effectivement inabordable pour certains citoyens dans certaines collectivités et se décider à prendre enfin les mesures de solidarité qui s’imposent pour que le droit à l’eau soit respecté. Ceci implique notamment d’augmenter les aides pour l’eau et d’autoriser les tarifs sociaux dans les collectivités qui le souhaitent. L’adoption rapide de nouvelles dispositions législatives dans ce domaine semble donc être une nécessité. »
1 Henri Smets : « Les factures d’eau en retard de règlement », Académie de l’eau, octobre 2017 ; disponible sur le site de l’Académie de l’eau sous Publications/Communications.
L’avis de la Coordination Eau Île-de-France
Certains distributeurs hurlent au loup concernant les impayés, mais ne donnent toujours pas les chiffres qui permettraient de se faire une idée globale de la situation. Et d’ailleurs, de quoi parle-t-on avec les impayés? De retards de paiement à six mois ou à un an ou de dettes irrécouvrables? Ce n’est pas du tout la même chose…
Et même en considérant les chiffres parcellaires qui ont pu être obtenu, on voit bien que la situation n’a rien de catastrophique. On peut penser que ces distributeurs qui ont massivement usé et abusé des coupures d’eau pendant des années, ont du mal à admettre la nouvelle donne de l’interdiction des coupures d’eau et des réductions de débit qui protège tous les usagers. Il ne faut pas exclure aussi dans un certain nombre de cas que les distributeurs eux-mêmes aient relâché leur travail de recouvrement des factures en retard, préférant faire payer la collectivité.
A lire l’analyse d’Henri Smets, on constate que les impayés sont en franche augmentation dans des zones de grande pauvreté. Inutile donc d’ouvrir une fois de plus la chasse aux usagers soi-disant « de mauvaise foi » qui ne voudraient pas payer leur facture. L’explication est plus simple, c’est la situation sociale de régions entières de notre pays, comme les Hauts-de-France. La solution est aussi plus simple, c’est tout d’abord de sortir une fois pour toute, des rapports punitifs qu’ont entretenu certains distributeurs avec les usagers et d’être à leur écoute, de favoriser la relation et la compréhension, d’accepter les échéanciers demandés, etc. Bien entendu, la question d’une tarification abordable, d’une première tranche gratuite pour la consommation vitale est aussi posée et nous souhaitons aussi la mise en place de nouvelles dispositions législatives dans ce sens, au-delà de ce que permet la loi Brottes.