La gestion citoyenne de l’eau en débat

Christophe Lime, président de France Eau publique, Sylvie Paquerot, administratrice de la Fondation Danielle-Mitterrand, et Amine Abdelmadjid, docteur en droit s’expriment dans un dossier publié par L’Humanité le 3 février. Les intentions et les discours sont louables. Maintenant il faut passer aux actes et construire ensemble des mesures concrètes dans ce sens. France eau publique que préside Christophe Lime, comprend de nombreuses collectivités et  opérateurs publics de l’eau. Quels sont leurs retours d’expérience sur la participation citoyenne dans le domaine de l’eau ? Quelles propositions sont préconisées? Et si on en parlait avec les premiers concernés, les usagers citoyen.ne.s? La Coordination EAU Île-de-France est disponible pour ouvrir ce  dialogue.

Un rôle social sur les territoires

PAR CHRISTOPHE LIME

Président de France Eau publique 
L’appropriation des enjeux de l’eau par les citoyens est au cœur de la réussite de la transition écologique. Dans une période marquée par le changement climatique et les crises écologiques, il est plus que jamais nécessaire que les citoyens et l’ensemble des parties prenantes (agriculteurs, industriels, chefs d’entreprise…) puissent prendre conscience du fait que leurs usages de l’eau ont un impact sur la ressource et son devenir. Avec l’augmentation des périodes de sécheresse, nous devons aller collectivement vers plus de sobriété dans les consommations en eau, tout en permettant un juste partage de la ressource disponible ; il faut également préserver et reconquérir la qualité des masses d’eau en eau, ce qui nécessite de réduire – à défaut de supprimer – les rejets polluants (lingettes, rejets de produits chimiques, vidanges de voitures, pesticides, entretien des espaces verts…).
Cela reposera davantage sur la responsabilisation des citoyens favorisée par le développement d’un dialogue (partage des informations, diagnostics partagés) que par la mise en place d’actions coercitives et punitives (infantilisantes). Plusieurs étapes sont possibles pour favoriser cette mobilisation des usagers-citoyens : explication des enjeux relatifs à l’eau ; mise en lumière des évolutions du prix de l’eau au regard des choix techniques, financiers ou de solidarité réalisés par la collectivité ; concertation, voire coconstruction, de la feuille de route et des objectifs assortis pour définir avec les citoyens le niveau de service et de solidarité qu’ils souhaitent, et ainsi obtenir leur consentement à payer ; ou bien encore co-mise en œuvre et coévaluation.
Il est temps de redonner du sens aux politiques publiques de proximité. À l’heure où, au-delà de la crise sanitaire, la France est traversée par une importante crise sociétale, fondée sur un effritement de la confiance collective dans l’État et le politique en général, la gestion de l’eau constitue une incroyable opportunité pour recréer du lien entre les élus et les citoyens, en permettant à ces derniers de s’investir au service de la préservation d’un bien commun essentiel, l’eau. La gestion publique de l’eau réinvente le rapport à l’usager, en ne considérant plus ce dernier comme un consommateur, mais comme un acteur de la politique de l’eau.

Pour cela, il faut favoriser la confiance et la transparence. Régulièrement contrôlés par les juridictions financières, mais aussi audités à leur demande dans le cadre de missions des commissariats aux comptes ou de certifications, les gestionnaires publics sont engagés dans une démarche de transparence et d’efficience de leurs comptes, de l’usage des fonds publics, de leur gestion patrimoniale et, plus globalement, de la performance du service rendu. Au-delà du simple accès à l’information, la mise en place d’une véritable démarche de concertation, voire de coconstruction des stratégies de service avec le public, participe à renforcer la confiance des usagers.

De nombreux opérateurs publics comptent parmi les membres de leurs conseils d’administration, d’exploitation, ou comités ad hoc, des représentants d’associations de consommateurs, mais aussi des usagers-citoyens, des représentants du personnel ou encore des acteurs économiques du territoire, de la protection de l’environnement… Ces parties prenantes sont des figures de proximité, qui, par leur participation aux instances décisionnelles, garantissent la prise en compte des attentes sociétales et de la transparence des arbitrages rendus. Les commissions consultatives des services publics locaux, les CCSPL, participent de cet arsenal d’outils favorisant la démocratie locale participative : obligatoires pour les collectivités de grande taille, ces commissions ont pour vocation de permettre aux usagers d’obtenir des informations sur le fonctionnement des services, d’être consultées sur leur organisation et d’émettre des avis ou propositions. Outils de concertation, elles contribuent à renforcer la coconstruction des politiques de l’eau avec les usagers.

Cela passe par conjuguer numérique et proximité. Tandis que le rapport aux biens et aux usages est bouleversé par l’émergence du numérique, loin de se cantonner à un rôle de « client » qui doit payer la facture, l’usager est de plus en plus en attente d’informations concernant la qualité de l’eau et la bonne adéquation du prix payé avec la qualité du service rendu. Il attend aussi une loyauté de l’exploitant sur l’usage fait de ses données, pour lui-même et au service de l’intérêt général et non pour satisfaire des objectifs commerciaux et de profitabilité. Construite sur une gouvernance rapprochée et la coopération avec des instances de démocratie participative, la gestion publique est porteuse de valeurs fortes, centrées autour du partage et de la solidarité. Cette participation des citoyens aux instances de gouvernance permet d’ancrer véritablement le service dans les territoires, en s’inscrivant dans le tissu économique et social local.

L’objectif premier est de renforcer le lien social. Grâce à leur relation de proximité avec les usagers, les opérateurs publics de l’eau jouent un rôle social important sur les territoires, qui les amène souvent à alerter sur d’éventuelles situations de précarité. La gestion publique permet, en outre, de faire le lien avec l’ensemble des lieux publics. Elle complète le rôle des agences dédiées dans la diffusion d’informations et l’accompagnement des usagers des services d’eau et d’assainissement, tels que la mairie, le centre communal ou intercommunal d’action sociale ou bien encore le point d’information médiation multiservice (Pimms).

Des missions d’intérêt public

PAR SYLVIE PAQUEROT

Administratrice de la Fondation Danielle-Mitterrand, professeure à l’École d’études politiques, université d’Ottawa (Canada)

La maîtrise publique de la gestion de l’eau n’est pas un impératif de gestion, mais un impératif politique. C’est bien ce que fait perdre de vue la seule considération de l’efficacité de sa « gestion ».

Impératif politique dans la mesure où il s’agit de faire des choix, de poursuivre des objectifs parfois contradictoires qu’il nous faut concilier… ou choisir. À Moncton (Nouveau-Brunswick, Canada), par exemple, lorsque a été discuté le fait de déléguer la gestion de l’eau au privé, les citoyen·ne·s ont refusé au motif qu’à leur connaissance une entreprise privée ne pouvait vouloir que ses « client·e·s » consomment moins alors que, d’un point de vue écologique, l’eau doit être « économisée »au sens propre du terme.

Finalité écologique, finalité démocratique, finalité de droit humain (non-exclusion), finalité d’équité (péréquation) sont toutes des objectifs qu’aucune entreprise privée n’a vocation à assumer mais que doivent poursuivre les autorités publiques. Si la maîtrise publique n’est pas une garantie d’une bonne gestion, elle seule nous permet de choisir les finalités d’intérêt public avant celle de rentabilité : la vie avant le profit au sens propre.

La gestion privée donne-t-elle accès à du capital privé pour rénover les infrastructures ? La réponse est non. Il serait plus judicieux de nous emprunter à nous-mêmes. La gestion privée génère-t-elle des économies (de l’eau). La réponse est non. La gestion privée permet-elle un plus grand contrôle démocratique ? La réponse est non. Ni le public ni les élus ne siègent aux conseils d’administration des firmes multinationales de l’eau. La gestion privée assure-t-elle l’accès universel ? Au vu des nombreuses poursuites pour coupure d’eau ces dernières années, la réponse est évidemment non.

Le besoin impérieux d’investissements dans les infrastructures est souvent un argument principal pour proposer une gestion privée. Or, la gestion déléguée au privé n’apporte pas de solution réelle au problème d’entretien et de rénovation des infrastructures. Sachant que les entreprises privées sont là pour faire de l’argent et non pour en donner, on doit reconnaître que l’argent qui servira à rénover les infrastructures sera public : soit il sortira des goussets des gouvernements, soit il sortira des poches des citoyen·ne·s… comme les autoroutes françaises dont les milliards de profits, issus d’investissements publics ou de la poche des contribuables, ne servent pas à des missions d’intérêt public.

En pleine crise, s’unir pour une ressource vitale

PAR AMINE ABDELMADJID

Docteur en droit de l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne

Depuis le milieu du XIX e siècle, le service public de l’eau potable est un service public communal, ce qui signifie que les communes ont la responsabilité de le gérer. Même si la loi NOTRe a opéré un transfert de compétences vers les communautés d’agglomération, il est toujours vrai de dire que l’identité communale reste forte. Les difficultés à finaliser les opérations administratives voulues par la loi NOTRe ne témoignent-elles pas d’ailleurs, finalement, de la réalité de la subsistance de cette identité ?
Face à cet émiettement public, il existe des opérateurs privés qui sont devenus, à travers le temps, des entreprises puissantes avec un pouvoir d’action qui combine expertise et capacité d’investissement jusqu’au niveau international. Le marché des opérateurs privés est organisé en oligopole, voire en duopole. Cela d’autant, d’une part, que ces opérateurs ont toujours agi dans une relation fortement asymétrique avec les collectivités publiques, bien souvent démunies, et, d’autre part, que leurs comportements ont été l’objet d’enquêtes officielles qui, si elles ont été difficilement concluantes, s’avéraient fondées et étaient toujours bien accueillies lorsqu’elles étaient déclenchées.
Ainsi, il n’est pas surprenant que la question de la gestion de l’eau potable soit allée jusqu’à faire l’objet de débats politiques fiévreux et très engagés, sous le joug d’une Arlésienne souvent avancée : la nationalisation. Jugée comme une alternative peu crédible, soit en raison de ce que l’histoire a enseigné sur l’efficacité de la nationalisation dans un contexte international soumis à la concurrence, soit en raison de l’identité locale du service, la nationalisation a toujours été écartée par les décideurs sans jamais entraîner une adhésion massive dans la population.
Si, aujourd’hui, le contexte est différent parce que la ressource en eau, ressource vitale par excellence, est devenue un bien qui est aussi un bien stratégique, la nationalisation n’est pas pour autant devenue une alternative plus crédible. Nous ne pouvons toutefois pas nier la réalité et les difficultés intolérables rencontrées par trop d’entre nous pour accéder à l’eau potable. De surcroît, dans le contexte aggravé par le changement climatique qui contraint de plus en plus la gestion de la ressource et qui risque de peser sur son prix final, il est entendu que nous n’avons plus le droit à l’erreur. Comment, dès lors, faire de cette opération financière d’acquisition de Suez par Veolia une opportunité pour inventer un nouveau mode de gestion ? Comment, comme l’ont fait récemment certaines régies, faire de la gestion de l’eau aussi une source de revenus non négligeable au service de l’intérêt général ?
Pour y répondre, deux préalables doivent d’abord être réglés : le calibrage de la dimension du service et le rapport de forces entre l’État, les collectivités et l’opérateur. Le passage à un super-opérateur privé ayant vocation à agir sur tout le territoire permettrait de poser avec une plus grande clarté, d’une part, l’organisation administrative du service de l’eau, et, d’autre part, le rapport public-privé, puisque la seule concurrence qui restera sera celle entre les modes de gestion – la possibilité de mettre en concurrence les opérateurs ayant, de fait, disparu (mis à part celle qui pourra encore exister avec les autres opérateurs, de bien plus petite taille et aux interventions ponctuelles et limitées dans leur périmètre).
Ces deux points sont des sujets de recherches et de débats depuis longtemps, mais trop rares ont été les réels changements qui ont modifié les conditions de service rendu aux usagers. Dans le contexte actuel, qui comprend en premier lieu aussi bien une européanisation, voire une internationalisation qu’une politisation de la question de l’eau, et, en second lieu, une citoyennisation de la question politique et une volonté de plus en plus prononcée des citoyens de prendre une part active et directe à la décision publique, quelles réponses apporter ?
Le gouvernement et le président de la République ont récemment essayé d’innover en matière de pratiques démocratiques en créant, par exemple, la Convention citoyenne pour le climat. Une telle convention serait sans doute à envisager s’agissant de l’eau potable, en un modèle déclinable à d’autres régions du monde et qui pourrait, à condition de suivre un processus sincère, aboutir à des résultats concrets qui ne pourraient qu’emporter l’adhésion du plus grand nombre et, à tout le moins, libérer et faire circuler opinions et ressentis. Néanmoins, étant donné la complexité des conditions de la gestion de l’eau, la ponctualité démocratique, si elle peut s’avérer nécessaire et utile, ne pourra pas s’avérer suffisante.
L’histoire nous a appris que la gestion du service de l’eau a souvent été le lieu de l’audace en politique et d’inventions juridiques intéressantes. Dans beaucoup de domaines du droit, en effet, nous avons assisté à des innovations forcées par le contexte de la gestion de la ressource : en droit de l’environnement (loi Barnier), en droit des contrats publics (loi Sapin), en droit des collectivités territoriales (loi NOTRe), etc. Et de nombreux dispositifs n’existent que dans ce domaine : par exemple, les agences de l’eau. En d’autres termes, il n’y a pas de meilleur et de plus audacieux que le laboratoire du service de l’eau.
Est-ce qu’une gestion citoyenne de l’eau est possible ? Oui, à plusieurs conditions. Une première serait de faciliter l’accès à l’information de tous les usagers et de renforcer la transparence dans ce secteur : combien de citoyens jugent illisible leur seule facture d’eau ? Dans le même sens, une deuxième serait de simplifier l’organisation administrative. Une troisième serait de développer la qualité de la mise en concurrence entre les modes de gestion en améliorant les conditions de passage en régie, notamment en ce qui concerne le personnel et les capacités et règles budgétaires. Une quatrième consisterait à donner plus de pouvoirs aux comités d’usagers et aux associations d’usagers. Une cinquième pourrait exister sous la forme d’une création d’une vigie citoyenne qui contrôlerait, de manière indépendante et transparente, les conditions de passation des contrats. Et bien d’autres encore pourraient s’y ajouter.
Toutes ont un seul dénominateur commun : la volonté politique. Dans la crise historique que nous traversons, le moment n’est-il pas venu d’unir et de rassembler les citoyens autour des questions qui les intéressent ? Unis par le virus et ses drames, n’avons-nous pas à nous unir pour décider ensemble de notre avenir ? La réponse est dans la question : « Si les petites gouttes d’eau se rassemblaient, elles formeraient bien un fleuve  », dit le proverbe – aussi la démocratie.

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