Quelle réalité du phénomène de remunicipalisation ?

Le retour à la gestion publique ou « remunicipalisation » débute dans les années 2000 puis s’accélère à partir de 2010, date qui marque le début d’une période de renégociation de nombreux contrats de délégation qui arrivent à terme. Extrait (pp167 et suivantes) du rapport de la commission d’enquête parlementaire concernant la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés.

La découverte de scandales liés à des fraudes, comme à Grenoble, et au mauvais entretien des canalisations, comme à Bordeaux, ainsi que des considérations relatives aux différences de prix entre les deux modes de gestion, marquent l’émergence d’un nouveau retour à la gestion publique. Paris procède également à un retour en gestion publique à partir de 2010, ce qui a témoigné des difficultés rencontrées en matière de réversibilité des délégations, notamment d’un point de vue opérationnel (compétences manquantes, systèmes d’information non performants, etc.). La commune de Paris a d’ailleurs mis en avant une « exigence démocratique et de transparence dans la gestion » dans son opération de remunicipalisation.

C’est également le cas pour Grenoble qui a été marquée par quatre périodes qui ont donné lieu à des politiques différentes concernant un même service public de l’eau : une longue période de gestion publique directe de 1882 à 1989, une gestion privée par la société Lyonnaise des eaux de 1989 à 1995, une gestion dite « mixte » de 1995 à 1999, une gestion en régie publique de 2000 à nos jours. L’expérience grenobloise est généralement considérée par les partisans d’une gestion publique du service de l’eau comme un cas d’école révélant les risques d’une gestion privée de l’eau sur fond de corruption, comme l’a rappelé M. Raymond Avrillier devant les membres de la commission d’enquête.

Le cas emblématique de Grenoble

En effet, en 1989, le maire de l’époque, M. Carignon, soumet au conseil municipal de Grenoble une délibération qui prévoit de « déléguer les services publics de l’eau et de l’assainissement » à une filiale de la Lyonnaise des eaux, créée pour la circonstance. Cette société sera reconnue avoir préalablement financé de manière illégale la campagne électorale de M. Carignon. Ce dernier sera condamné à cinq ans de prison, cinq ans d’inéligibilité, et 400 000 francs d’amende pour corruption, abus de biens sociaux et subornation de témoins.

Au-delà du risque de corruption directe, le contrat de gestion privée de l’eau de Grenoble a eu de nombreuses conséquences sur la gestion :
– le personnel public du service communal est passé sous le régime du droit privé de la Lyonnaise des eaux ;
– les compétences techniques et financières de la ville ont en grande partie disparu, ainsi que les documents, données et outils de base transférés au privé ;
– les tarifs n’étaient plus fixés chaque année par le conseil municipal, mais fixés pour 25 ans dans le contrat entre la ville et le groupe privé, avec des évolutions indicées dont la valeur réelle va échapper aux élus et aux usagers ;
– les comptes publics du service et les marchés deviennent des comptes sociaux et des marchés privés du délégataire passés entre filiales de la Lyonnaise des eaux ;
– enfin, le contrat de délégation au privé augmente les tarifs de l’eau de 51 % de 1990 à 1995.

M. Avrillier attribue ainsi ces nombreuses conséquences à l’absence des contrôles démocratiques en principe fixés par les textes constitutionnels, législatifs et réglementaires, et qui sont des devoirs des élus (par l’assemblée délibérante) et des cadres communaux, du préfet (qui doit contrôler la légalité des décisions des collectivités), des ministres, des services de l’État et de l’Agence de l’eau, des comptables et des juges des comptes publics. Les surcoûts de la gestion privée se sont traduits par des :
– surfacturations internes et externes ;
– une importance des frais de structure (ou de groupe) cachant des marges ;
– l’absence de justification des charges indirectes (dont les « frais de siège » ou « frais de groupe ») ;
– l’absence de justification des frais financiers, des coûts des apports en compte courant ou des prêts internes au groupe imputés au contrat ;
– la non-communication des produits financiers liés aux provisions pour renouvellement, ou pour risques d’impayés ou autres ;

– la non-communication des produits financiers liés aux délais de reversement des sommes dues à l’Agence de l’eau, à la collectivité et à d’autres instances ;
– la non-communication du coût réel des marchés passés avec les filiales sans mise en concurrence.

Selon M. Avrillier, avec le retour en régie, le taux de renouvellement
des équipements a été trois fois plus important que durant la délégation au privé et le prix de l’eau a pourtant diminué de manière importante puis été stabilisé pendant près de dix ans. Cela aurait permis aux usagers grenoblois d’économiser 20 millions d’euros sur leurs factures d’eau, et 30 millions d’euros sur l’assainissement, rien que de 1996 à 2008, par rapport aux prix de la Lyonnaise des eaux en 1995. L’expérience grenobloise montre également que l’accès aux informations et l’analyse pluraliste ou contradictoire supposent l’existence d’une mémoire et d’un suivi des services de la collectivité, des échanges et comparaisons avec d’autres collectivités, des personnels compétents.

Une évolution générale

Malgré une réalité de ce phénomène de retour en gestion publique, la DSP demeure néanmoins bien implantée et couvre encore la majeure partie de la population.

Le phénomène de retour à la gestion publique est donc bien une réalité mais cette réalité n’est pas uniforme et la gestion déléguée continue de couvrir la majeure partie de la population, malgré un recul de 20 % des parts de marché en l’espace de 20 ans. Même dans les cas retour en régie, les partenariats avec les entreprises de l’eau et de l’assainissement sont multiples, sous la forme de contrat d’assistance, de contrat de prestations de service, etc. La collectivité garde toujours la propriété de son service et la direction de son service, même dans les cas de concession.

Par ailleurs, la taille du service et son mode de gestion sont très corrélés : la proportion de services en délégation est d’autant plus importante que leur taille (en nombre d’habitants) est élevée. On trouve près de cinq fois moins de services en délégation qu’en régie dans la catégorie des services de moins de 1 000 habitants, alors qu’on en retrouve en moyenne deux fois plus dans les catégories au-delà de 3 500 habitants.

Public / privé, les chiffres 2018  (p163)

Sur les 12 096 services publics d’eau potable recensés en France, 30,6 % sont gérés en délégation par un prestataire privé et couvrent près de 57,3 % de la population française. À l’inverse, 69,4 % des cas faisant l’objet d’une gestion directe par une personne publique couvrent 42,7 % de la population. Pour l’assainissement, 22,9 % des 14 355 services d’assainissement collectif existants sont gérés par des opérateurs privés, qui couvrent 61,4 % de la population ; 74,7 % de ces services font l’objet d’une gestion publique, pour 38,6 % de la population. Cela s’explique par la taille moyenne des services en gestion déléguée, trois ou quatre fois plus importante que la taille moyenne des services gérés en régie.

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