Les « rivières volantes », acteurs essentiels du climat mondial

Pour éviter le dessèchement de la planète, la prise en compte du rôle de l’eau dans le climat est indispensable, selon l’auteur de cette tribune. Il faut ainsi stopper la déforestation dans les grandes forêts. Une tribune de Daniel Hofnung, ingénieur retraité, est coprésident de la Coordination Eau Île-de-France, publiée dans Reporterre.

Pour échapper à l’effondrement climatique, il ne suffira pas de réduire les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Il va falloir aussi préserver les forêts et les sols de la déforestation et de l’agriculture intensive, car le cycle de l’eau est également très important pour la régulation du climat. Nous commençons tout juste à le comprendre.

Peu après la Convention de New York (1992), qui lançait le processus des Conférences sur le réchauffement climatique, des publications scientifiques attirèrent l’attention sur les « rivières aériennes », courants de vapeur d’eau très actifs pour la pluviométrie. Nommées au début « rivières troposphériques », ces « rivières aériennes » sont créées par l’évaporation des océans et par l’évapotranspiration des grandes forêts, d’Amazonie, du Congo, de la Sibérie. En 1992, dans Tropospheric rivers ? A pilot study, Reginald Newell et d’autres scientifiques indiquaient que le flux de ces courants aériens de vapeur d’eau était très puissant : il approchait en Amazonie le débit du fleuve Amazone, soit 165 000 m3 par seconde.

Une quinzaine d’années plus tard, en 2006 et 2007, Victor Gorshkov et Anastassia Makarieva, de l’université de Saint-Pétersbourg, formulaient le principe de la pompe biotique, « un mécanisme à travers lequel les forêts naturelles créent et contrôlent les vents allant de l’océan vers les terres, apportant de l’humidité à toutes les formes de vie terrestres ». Ils montraient ainsi le rôle essentiel des forêts et des arbres sur le climat : aux rivières de vapeur d’eau créées par l’évapotranspiration des grandes forêts, il fallait ajouter l’humidité aspirée de l’océan et transportée vers les terres sur des milliers de kilomètres de distance.

Reprenant leurs travaux, Antonio Donato Nobre, chercheur au Centre scientifique du système terrestre de l’Institut national de recherche spatiale (INPE), renchérit cette idée en 2014 dans The Future Climate of Amazonia. Il y soulignait que les rivières aériennes de vapeur issues de la forêt amazonienne jouent un rôle capital pour le climat de toute l’Amérique du Sud (à l’est de la cordillère des Andes, qui fait barrage) et même d’une partie de l’Amérique du Nord, et y sont à l’origine de pluies.

Stopper immédiatement la déforestation

Mais Antonio Donato Nobre dénonçait aussi les effets ravageurs de la déforestation : elle diminue la quantité de vapeur d’eau résultant de l’évapotranspiration des arbres, et donc les pluies qui en sont issues, et perturbe la pompe biotique, car elle touche beaucoup les forêts proches de la mer, qui aspirent son air humide. Une des conséquences dramatiques de ces destructions pourrait être la transformation de l’Amazonie en savane — c’est-à-dire une zone où la présence des arbres chuterait au profit de plantes herbacées. Une savane existe au Cerrado, au sud de l’Amazonie, et elle est déjà à 40 % détruite au profit de l’élevage et de la culture du soja.

Un vaste quadrilatère autour et à l’ouest de São Paulo, grande ville du sud du Brésil où se concentre la majorité de la population et de l’activité du pays, pourrait aussi se transformer en désert, comme il en existe en Australie à une latitude voisine. Un film récent (2021) diffusé sur ArteLe Mystère des rivières volantes d’Amazonie, de Pascal Cuissot, montre que le processus a débuté : les chutes d’Iguazú, situées dans ce quadrilatère, à la frontière Brésil-Argentine, qui, autrefois, coulaient toute l’année sur un front de 3 kilomètres coulent maintenant sur moins de la moitié de cette largeur pendant la saison sèche.

« Le Mystère des rivières volantes d’Amazonie », de Pascal Cuissot (Arte).

De son côté, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) recommandait dès août 2021 de « travailler avec les plantes, les sols et l’eau pour rafraîchir le climat et hydrater les paysages de la Terre ». Sa conclusion était claire : pour éviter une catastrophe climatique, il faut non seulement stopper immédiatement la déforestation, mais aussi engager la reforestation dans le monde entier, et développer des pratiques agricoles qui régénèrent les sols, comme le promeut l’agroforesterie.

Car, dans le modèle agricole dominant, fondé sur les engrais chimiques, le faible taux résiduel de matière organique dans les sols (humus) diminue la capacité de rétention d’eau des sols, et la résilience des cultures en cas de sécheresse. Cela a des conséquences sur l’évapotranspiration, variables suivant les couverts végétaux — cultures, prairies, haies, arbres.

« L’agriculture peut cesser d’être destructrice du cycle de l’eau »

En ignorant le rôle de l’eau dans les changements climatiques, et en se limitant au rôle des gaz à effet de serre, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) s’est engagé dans une voie sans issue. Car, même si nous arrivions à stopper l’accroissement du taux de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, les changements climatiques dus à la déforestation et à nos modes d’occupation du sol continueraient, et ils pourraient transformer des régions entières en déserts.

Certes, l’augmentation du taux de gaz à effet de serre était l’explication des changements climatiques quand cette institution a été créée (1988). Mais désormais, pour éviter le dessèchement de la planète et une croissance de la désertification, la prise en compte du rôle de l’eau dans le climat est indispensable. Il faut donc stopper en urgence la déforestation dans les grandes forêts, reforester et entreprendre une révolution agricole. Car l’agriculture peut cesser d’être destructrice du cycle de l’eau, et devenir au contraire un levier du changement, avec des sols vivants aptes à garder l’humidité et à séquestrer davantage de carbone.

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