Une tribune de Philippe Rio, Maire de Grigny et Vice-Président de Grand Paris Sud en charge du cycle de l’eau et de la transition énergétique, publiée le 28 juillet.
L’entreprise privée d’eau « Thames Water » en charge du traitement des eaux usées et de l’approvisionnement de 15 millions d’habitants de la mégalopole londonienne est criblée d’une dette de 16,6 milliards d’euros. La stabilité financière du groupe est tellement menacée que le gouvernement de droite britannique nage à contre-courant de ses ornières idéologiques en envisageant une nationalisation partielle ou totale.
Privatisée en 1989, l’entreprise est plombée par la distribution de 84,5 milliards d’euros de dividendes. Pour l’anecdote financièrement juteuse, sa présidente a benéficié d’un bonus d’accueil de 3,6 millions d’euros à la signature, digne d’une vedette du ballon rond.
Le sort de Thames Water serait-il celui auquel Suez est promis ? La comparaison peut prêter à sourire pour un groupe qui a cumulé 1,162 milliard d’euros de bénéfices en 2022. Mais le modèle économique de Suez et son actionnariat, détenu à 80% par les fonds d’investissement français Meridiam et l’américain GIP, peut le laisser présager.
Etre entre les mains de fonds de pension, c’est être sous la pression d’une demande exigeante de dividendes importants, récurrents, immédiats et permanents. Et l’américain GIP vient de le rappeler à Suez en lui commandant d’améliorer la profitabilité d’Eau de France avec à la clef une restructuration de l’entreprise et des réductions d’emplois. Autre conséquence de cette obsession des cash flows récurrents : les discussions très difficiles conduites par les collectivités en vue de la réappropriation publique des ouvrages de traitement et transport d’eau potable essentiels au service public de 1,3 millions d’habitants du sud francilien, dont Suez prétend conserver la propriété à long terme. On rappellera qu’un sort analogue a mis épisodiquement en difficulté la SAUR, le troisième groupe de l’eau français, après son rachat par des fonds de pension étrangers.
On apprend aussi que dans son naufrage, la Thames Water a été prise en flagrant délit de relâcher dans la Tamise et autres rivières des eaux pluviales non traitées. Et que les équipements d’assainissements peuvent générer seulement 62% des besoins de la population que la compagnie dessert, sous l’effet des logiques financiarisées auquel elle doit rendre des comptes.
Comparaison entre Thames Water et Suez pourrait bien être raison alors que le choix de l’Osmose inversée Basse Pression par le Syndicat des Eaux d’Ile de France et son délégataire Veolia a fait l’objet d’un débat de la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) du 20 avril au 20 juillet. Près d’un milliard d’euros sont investis dans cette technique de filtration de l’eau qui gaspille 15% de l’eau puisée, augmente son prix de 20 à 30%, consomme deux à trois fois plus d’énergie et entraine le rejet d’un résidu polluant dans la nature. La stratégie du SEDIF et de Veolia est d’avancer voilés derrière une haute de dose de technicité, tout en jouant sur les peurs des polluants émergents dans l’eau potable qui ont mis la sérénité du débat à rude épreuve.
Les conclusions de la CNDP seront plus qu’épiées. D’autant que des contre-modèles existent avec la multiplication des régies publiques de l’eau qui gagnent progressivement du terrain sur Suez et Véolia. Et ce même si les discussions conduites par les collectivités restent très difficiles en vue de la réappropriation publique des ouvrages de traitement et de transport d’eau potable dont Suez veut conserver la propriété à long terme et ce sur fond d’un secret des affaires bien gardé, même auprès de leur déléguant public.
Le match de l’appropriation publique de l’eau, c’est au final : bien commun contre finance, préservation de la ressource et sobriété contre technologie et chimie, coopération contre compétition.
A l’échelle mondiale, le diktat financier sur l’eau est plus que jamais au goût du jour pour ce nouvel or bleu qui a fait son entrée, à la bourse de Chicago. Les traders spéculent sur sa raréfaction et les sécheresses pour entrainer une ébullition de sa valeur marchande.
La puissance publique et le mouvement citoyen doivent plus que jamais s’engager dans la bataille et protéger l’eau en commençant par constitutionnaliser le droit à l’eau, son accès à un juste prix, à sa juste qualité et à un juste service.
Mais, à l’exemple de Thames Water, la gestion de l’eau par les grands groupes pourrait s’écrouler d’elle-même sous le poids de ses fortes contradictions capitalistiques et de la prédation de fonds vautours.