Le Syndicat des eaux d’Île-de-France et Eau de Paris défendent deux approches très différentes de dépollution de l’eau : le premier mise sur la technique, le second, sur la prévention. Par Benoit Collet.

« La plus grande contamination connue de l’eau à l’échelle européenne par un produit chimique fabriqué par l’homme. » Dans un rapport publié en 2024, le réseau européen d’action sur les pesticides s’alarmait de la présence massive d’acide trifluoroacétique (TFA) dans les fleuves européens. Ce Pfas (polluant éternel), suspecté d’être cancérogène, est issu de la dégradation de pesticides fluorés ainsi que de certains rejets industriels.
À l’échelle continentale, l’étude désigne la Seine et l’Oise comme particulièrement contaminées. Ce polluant éternel, composé de deux atomes de carbone et de trois atomes de fluor, finit dans l’eau du robinet des Franciliens. Dans le Xe arrondissement de la capitale, alimentée par des stations de pompage sur la Seine et la Marne, 6,2 microgrammes de TFA par litre ont été mesurés dans l’eau du robinet par l’association Générations futures dans une étude publiée en partenariat avec l’UFC-Que choisir en janvier 2025.
Eau de Paris, la régie publique qui s’occupe de l’approvisionnement en eau de la capitale, conteste ces résultats et avance de son côté des teneurs moins inquiétantes, à 2,3 microgrammes par litre. Pour le moment, cette molécule ne fait l’objet d’aucune norme sanitaire, contrairement à une vingtaine d’autres Pfas que les régies auront pour obligation de rechercher dans leur eau à partir de 2026.
« On recherche déjà ces molécules depuis deux ans au sein de notre laboratoire. Nous ne sommes pas inquiets car les technologies existantes suffisent à rendre notre eau propre à la consommation ;», juge Benjamin Gestin, directeur général d’Eau de Paris. Dans toutes ses usines de production d’eau potable, la régie utilise des traitements par charbons actifs. À L’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne) et à Saint-Cloud (Hauts-de-Seine), l’eau est aussi filtrée à travers des tamis fins de 0,02 millimètre.
Des travaux pharaoniques
De son côté, le Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif), qui dessert 133 communes de banlieue parisienne, a décidé de mener des travaux pharaoniques pour moderniser ses procédés de filtration et répondre à l’angoisse croissante d’une partie de ses 4,6 millions d’usagers. Le syndicat intercommunal met actuellement 1 milliard d’euros sur la table pour équiper trois de ses usines, parmi les plus grandes d’Europe, de « l’osmose inverse basse pression » combinée à de la nanofiltration.
Cette technologie ultramoderne, également utilisée pour dessaler l’eau de mer, filtre l’eau à travers des membranes ultrafines (de 10000 à 1 million de fois plus petites qu’un cheveu) afin de retenir Pfas, résidus de médicaments et autres micropolluants. Depuis février 2025, Veolia, l’entreprise délégataire de service public choisie par le Sedif, teste ce nouveau procédé dans les usines de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) et de Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis).
D’ici à 2030, les millions d’usagers du Sedif pourront ainsi goûter une eau « extrapure », débarrassée de 90 % des Pfas présents dans l’eau et du chlore, puisque l’osmose inverse filtre aussi les matières organiques et
empêche ainsi l’apparition de bactéries jusque-là traitées chimiquement. « Techniquement, il s’agit de la meilleure option pour débarrasser l’eau des Pfas. Mais cette technologie n’est pas viable socialement : le surcoût du traitement de l’eau va reposer sur les usagers selon un principe pollué-payeur », dénonce François Veillerette, porte-parole de l’association Générations futures.
Le coût de cette technique fait effectivement craindre à certaines municipalités franciliennes un renchérissement du coût du mètre cube au robinet. Au point que neuf communes de Seine-Saint-Denis, dont Montreuil, Bagnolet et Pantin, regroupées au sein de la communauté d’agglomération Est Ensemble, ont décidé de claquer la porte du Sedif début 2024 pour passer en régie publique. Le divorce a pris deux années de négociations. La majorité des infrastructures est revenue à Est Ensemble, le Sedif ne conservant que le réseau de conduits nécessaire à
l’acheminement de son eau.
Si le syndicat francilien continue de fournir la collectivité locale, Est Ensemble a décidé de diversifier son approvisionnement auprès d’Eau de Paris, la régie municipale de la capitale, à hauteur de 30 % de sa consommation, depuis juin 2025. « Je ne pense pas qu’investir 1 milliard pour dépolluer l’eau soit un bon calcul. D’ici à quelques années des technologies plus sobres verront sûrement le jour. L’eau ne peut pas devenir un produit de luxe », commente Jean-Claude Oliva, vice-président d’Est Ensemble chargé de l’eau et de l’assainissement.
Dans le sud de l’Île-de-France, la communauté d’agglomération Grand-Orly Seine Bièvre a suivi le même chemin. « Aujourd’hui, le mètre cube fourni par le Sedif est déjà 20 centimes plus cher que celui d’Eau de Paris. Avec l’osmose inversée, la différence va bondir à 60 centimes. Nous voulons prémunir nos usagers de cette hausse », détaille Quentin Deffontaines, directeur général de la régie d’Eau Seine et Bièvre, qui dessert 330000 habitants. Le Sedif reconnaît que l’osmose inverse entraînera une hausse de 40 centimes par mètre cube mais nuance les conséquences pour les usagers. « Ça revient à 4 € de plus par mois et par foyer, soit le prix d’un pack d’eau ;», répond le service communication du syndicat intercommunal.
L’argument n’a pas convaincu Grand-Orly, qui juge le projet « coûteux financièrement mais aussi écologiquement», selon les mots de Quentin Deffontaines. Pour exemple, à la sortie du site de production d’eau potable de Méry-sur-Oise (Val-d’Oise), qui approvisionne 840000 habitants du nord de la banlieue parisienne, 20 000 m3 par jour de boues polluées seraient ainsi rejetés dans l’aval de l’Oise. Dénoncées par les associations écologistes, ces méthodes ont poussé certaines communes à quitter le syndicat intercommunal.
« Cela fait 25 ans que notre usine de Méry-sur-Oise est équipée d’un système de nanofiltration. Nos campagnes de suivi n’ont révélé aucune pollution particulière de l’eau. Nous ne faisons que restituer au milieu ce que nous prélevons en aval », se défend Thomas Martin, chef du service des études préalables et des filières haute performance au sein du Sedif.
Deux visions opposées
Eau de Paris incarne pour certains élus franciliens un contre-modèle, « plus centré sur la préservation de la ressource, duquel nous nous sentons plus proches », explique Quentin Deffontaines. Depuis 2020, Eau de Paris verse ainsi entre 150 et 450 € par hectare à une centaine d’agriculteurs du Bassin parisien en échange d’une réduction de l’utilisation de pesticides.
La régie publique cherche par cette incitation financière à limiter les infiltrations de produits phytosanitaires dans la nappe phréatique où elle puise son eau. Le budget total de ce dispositif s’élève à 87 millions d’euros, dont une bonne partie est financée par l’agence de l’eau Seine-Normandie.
Même si cette contractualisation n’est pas assez développée dans les départements ruraux de l’Est, en amont de la Marne et de la Seine pour réduire significativement la présence de TFA dans l’eau potable, « ce système va dans le bon sens, commente François Veillerette. Il n’est pas normal que ce soit aux usagers de payer les pollutions agricoles et industrielles comme ce sera le cas avec l’osmose inverse ».
« Sur l’ensemble de l’eau que nous distribuons, nous parvenons à limiter les pics de pollution, liés à la saisonnalité de l’agriculture et de l’utilisation des produits phytosanitaires. C’est un travail de longue haleine qui prend du temps mais qui commence à payer », estime Benjamin Gestin. « On peut mettre en place des solutions très riches en technologie pour filtrer l’eau, ça ne résoudra pas le problème de la pollution. Il n’y a qu’une seule réponse possible : la protection à la source de la ressource », poursuit le directeur général d’Eau de Paris.
La toute-puissance du privé
Derrière l’opposition sur la méthode entre les deux régies, la bataille est avant tout politique. Depuis sa création
en 1923, le Sedif parie sur la délégation de service public au privé. D’abord à la Compagnie générale des eaux,
devenue ensuite Vivendi environnement puis Veolia. Cette dernière
« multiplie les contrats auprès des
collectivités locales, rachète les dernières entreprises de taille significative encore indépendante et reprend des
régies municipales importantes »,
note l’économiste Christophe Defeuilley, spécialiste de la gestion de l’eau.
En 2010, la Mairie de Paris, qui travaillait jusque-là avec Veolia et Suez, a décidé d’abandonner la délégation de service public au privé pour passer en régie publique directe. « À l’époque, tout le monde disait que ça n’allait pas fonctionner. Finalement, ils y sont parvenus et ça a donné de la crédibilité à la remunicipalisation de la gestion de l’eau en France »,
rappelle Jean-Claude Oliva, d’Est Ensemble.
La toute-puissance de Veolia en Île-de-France, adoubée par André Santini, le maire d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine) et indéboulonnable président du Sedif depuis 1983, fait grincer des dents à gauche depuis plusieurs décennies. L’opposition à ce modèle, incarnée par Jean-Claude Oliva et d’autres élus locaux, a longtemps réclamé le retour en régie publique et dénoncé l’application de logiques privées à la gestion de l’or bleu, un bien commun. Sans résultat.
En 2024, André Santini signe avec Estelle Brachlianoff, la directrice générale de Veolia, le renouvellement du contrat de concession qui autorise Veolia à exploiter l’un des plus grands réseaux d’eau d’Europe pour 12 ans de plus. « L’osmose inverse n’est qu’un nouveau moyen de faire des profits sur la distribution de l’eau en renchérissant son prix », s’indigne Jean-Claude Oliva. Aujourd’hui, ce vieil antagonisme entre deux modèles se rejoue autour de la question de la dépollution de l’eau.
La sortie récente de plusieurs collectivités du Sedif a poussé le syndicat à introduire une nouvelle clause prévoyant que le périmètre de la concession ne doit pas diminuer de plus de 3 %. Au-delà, les villes qui souhaiteront quitter le syndicat intercommunal devront verser des pénalités financières. Raymond Loiseleur, directeur général du Sedif, n’y voit qu’une mesure de bon sens : « Nous réalisons chaque année des investissements très importants, de l’ordre de 100 millions d’euros. Nous avons besoin de ce type de mécanismes pour garantir la pérennité de notre modèle financier. » Une mesure qui ne va pas apaiser la guerre de l’eau en cours.
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