Appuyé par Veolia, le Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif) envisage d’installer une nouvelle technologie dans ses usines censée débarrasser l’eau du robinet du chlore et du calcaire. Mais ce procédé, particulièrement coûteux, est dénoncé par des élus locaux et des défenseurs de l’environnement. Une grande enquête de Florian Loisy.
Après la lessive qui lave plus blanc que blanc, l’eau du robinet sera-t-elle bientôt plus pure que pure ? Cette révolution prévue dans la qualité de l’eau, qui ne faisait aucun doute voici encore quelques mois, est désormais remise en cause par une fronde d’élus locaux qui ont étudié en profondeur un projet qui ne serait pas si vertueux qu’il y paraît… Et le préfet de Seine-et-Marne, qui devait accorder ou non son autorisation au projet du Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif) à Savigny-le-Temple avant la fin de l’année, vient de se donner un délai de deux mois supplémentaires pour trancher.
Depuis trois ans, le Sedif, qui distribue près des deux tiers de l’eau potable aux Franciliens, communique régulièrement sur son « grand projet d’eau plus pure que jamais, sans chlore ni calcaire ». Des bandeaux publicitaires, des interviews dans les médias spécialisés… Cela afin de présenter leur révolution technologique : le traitement membranaire par osmose inverse basse pression (OIBP). Un terme technique pour un procédé utilisé au départ pour désaliniser l’eau de mer et qui permet d’obtenir une qualité de l’eau inédite en éliminant tous les micropolluants grâce à un filtrage ultra-fin ne laissant passer que les molécules d’eau. À tel point que cette eau « trop pure » doit ensuite recevoir les minéraux à la sortie de l’usine afin de redevenir potable.
Des répercussions sur le prix pour les usagers ?
L’usine d’Arvigny, située à Savigny-le-Temple (Seine-etMarne), qui approvisionne les usagers d’Athis-Mons, Juvisy-sur-Orge (Essonne), Villeneuve-le-Roi, Rungis et Ablon-sur-Seine (Val-de-Marne), doit être la première équipée de cette technologie dans les prochains mois. Un chantier estimé à 34 millions d’euros simplement sur Savigny-le-Temple et à plus de 1 milliard d’euros au total une fois l’osmose inverse déployée sur les autres usines du Sedif.
Mais, depuis quelques mois, des voix s’élèvent contre ce projet, jugé « trop coûteux et surtout antiécologique ».Afin de marquer son opposition et tenter de retarder la mise en place de l’osmose inverse, Marie-Line Pichery, la maire (PS) de Savigny-le-Temple, a ainsi refusé le permis de construire au motif d’un « dossier incomplet».
Le président de l’agglomération Grand Paris Sud, dont dépend Savigny-le-Temple, est aussi vent debout :
«On parle d’une innovation qui n’est pas nécessaire ni réclamée, elle ne répond à aucun besoin, elle est très coûteuse, et cela va se répercuter sur le prix pour les usagers »,
lance Michel Bisson, le président (PS) de l’agglomération regroupant 23 communes, à cheval sur la Seine-et-Marne et l’Essonne.
Et de poursuivre :
« Mais, surtout, elle est datée dans le passé au regard de ses conséquences écologiques. Cette technologie nécessite de puiser 15 % d’eau en plus dans la nappe phréatique de Champigny, déjà sous tension. Rien que sur la petite usine d’Arvigny, cela va rejeter l’équivalent de deux piscines olympiques d’un concentrat d’eau polluée dans la Seine. Et la production de cette eau implique de consommer trois fois plus
d’électricité dans les usines. C’est une hérésie. Ce projet ne sert que les intérêts de Veolia qui est adossé au Sedif. L’eau est un bien commun, pas un enjeu financier pour les grands groupes. »
De son côté, l’entreprise Veolia, qui est le délégataire du syndicat et gère donc toutes les usines du Sedif, estime n’avoir « rien à voir » avec cette polémique. « Nous ne gérons pas ce projet. Pour obtenir une réponse, rapprochez-vous du Syndicat des eaux », reprend-on chez le géant de l’eau.
« Leur but est ensuite de se servir de l’Île-de-France comme vitrine de cette technologie et de la commercialiser dans d’autres parties du monde », décrypte Michel Bisson qui, idéologiquement, penche
pour des régies publiques de l’eau.
D’autres spécialistes estiment que Veolia et le Sedif espèrent, avec l’implantation de l’osmose inverse, rendre obsolètes les autres usines franciliennes, notamment celles du concurrent Suez.
« Le réseau entier d’Île-de-France est interconnecté car, s’il y a un problème dans une usine ou dans un lieu d’approvisionnement, il faut que les utilisateurs puissent quand même avoir de l’eau qui coule de leur robinet, rappelle un ingénieur d’Eau de Paris. Du coup, le risque est d’être obligé de s’équiper partout de cette technologie à terme, pour rester compatibles, et Veolia pourrait étendre son monopole. »
Tout cela alors que les autorités antitrust de l’Union européenne, régulant la concurrence, enquêtent déjà à propos du potentiel rachat de Suez par Veolia, qui est aussi étudié par le Parquet national financier pour soupçons de trafic d’influence. D’ailleurs, simple coïncidence ? Veolia vient tout juste de récupérer le centre de recherche sur les membranes d’osmose inverse, qui appartenait à Suez, à Minnetonka (États-Unis).
« Ça respecte les critères fixés par l’État », selon le Sedif
Mais le Sedif « se défend de faire le jeu d’une entreprise privée » :
« Les critiques sont exagérées, le syndicat est composé d’élus qui ont voté pour ce projet. Et les usines du Sedif sont publiques, même si Veolia est le délégataire. »
Concernant les griefs sur l’environnement, le syndicat avance ses arguments. « Certes, un peu plus de 10 % d’eau supplémentaire est prélevé à la source, mais ça respecte les critères fixés par l’État », explique-t-on au Sedif. Quant au surplus d’électricité nécessaire pour le fonctionnement des usines et pour pousser l’eau à travers les membranes, il passerait de 4,4 kWh à 7,4 kWh par an, selon le syndicat. « C’est une goutte d’eau, cela représente à peine 1,40 euro par an et par personne sur la facture d’électricité », reprend le Sedif, qui dessert 4,7 millions d’usagers et avance l’idée que les gens achèteraient en revanche moins d’eau en bouteilles et n’auraient plus à traiter leurs machines contre le calcaire.
De la même manière, le Syndicat des eaux balaye l’argument des rejets polluants dans la Seine. « Vu le débit colossal de la Seine, c’est infime et cela n’a aucun impact, la police de l’eau a validé tout cela, vu que ce sont des polluants que l’on trouve aussi dans l’eau du robinet actuellement », assure l’instance francilienne. Sauf que, en plus des micropolluants déjà en version concentrée, l’eau impure renvoyée dans la Seine contient aussi les produits nettoyants (polycarboxylates) et séquestrants des membranes. Et l’Hydrex 4117, par exemple, utilisé pour récupérer les micropolluants, a obtenu à quatre reprises un avis défavorable de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses).
« Un avis favorable à notre projet a été rendu par le commissaire-enquêteur dans le cadre de l’enquête publique », rappelle aussi le Sedif, omettant de parler de l’avis défavorable du Coderst (conseil départemental de l’environnement et des risques sanitaires et technologiques) : « C’est une décision d’élus, c’est politique et, avant les élections municipales, ils étaient tous favorables. »
«Plus d’effets négatifs que positifs pour l’environnement»
Sauf qu’un autre acteur majeur s’est indirectement positionné contre le projet d’osmose inverse : l’Agence de l’eau Seine-Normandie, qui a décidé de ne pas subventionner le chantier sur le site pilote à Arvigny. Le Sedif avait sollicité une subvention de sa part, mais la commission des aides considère qu’il « présente plus d’effets négatifs que positifs pour l’environnement ».
« L’eau est déjà de très bonne qualité, cette avancée scientifique n’est pas adaptée à l’Île-de-France, estime aussi Marie-Paule Duflot, de France Nature Environnement. Je ne suis pas contre la recherche mais, là, c’est complètement stupide de dépenser autant d’argent pour si peu de bénéfices pour les usagers et autant de doutes écologiques. Ce projet, très bien amené par des commerciaux qui jouent du violon face à des élus qui ne sont pas des spécialistes, a failli passer sans que personne ne se bouge. »
Malgré tout, l’essentiel de la population francilienne reste encore complètement ignorante sur ce sujet qui la concerne. Et aujourd’hui, seul le préfet de Seine-et-Marne peut encore s’opposer à l’implantation de l’osmose inverse à Arvigny, avant un déploiement général en Île-de-France, en ne donnant pas son autorisation pour le chantier. Contactée, la préfecture n’a pas souhaité s’exprimer.