Eau potable : en Ile-de-France, on lave plus blanc que blanc, mais à quel prix ?

Le Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif), qui regroupe 135 communes de banlieue parisienne, prévoit de moderniser ses usines de traitement pour délivrer une eau « pure, sans calcaire et sans chlore » à plus de 4 millions de Franciliens. Pour cela, il compte investir près d’un milliard d’euros dans une technologie très critiquée par d’autres collectivités, qui y voient une fuite en avant ruineuse et anti-écologique. Par Matthieu Jublin.

Derrière la magie de l’eau potable à domicile, accessible depuis moins d’un siècle à une majorité de Français, il y a une industrie à plusieurs milliards, avec ses grandes manœuvres et ses affrontements politiques. En Île-de-France, pendant que les robinets coulent paisiblement, une bataille se joue en coulisse autour d’une technologie nouvelle : l’osmose inverse basse pression, ou OIBP.
L’enjeu, derrière ce nom obscur, est celui de la qualité de l’eau potable, de son prix, mais aussi de son mode de gestion, privé ou public.

L’OIBP permet de rendre l’eau potable en la mettant sous pression pour la faire passer à travers des membranes dont les pores sont d’une extrême finesse – un millionième de millimètre – de manière à ne laisser passer que les molécules d’eau, et rien d’autre. Ce procédé sert notamment à désaliniser l’eau de mer, mais n’a jamais été utilisé pour traiter de l’eau douce à l’échelle industrielle. En 2015 pourtant, le Syndicat des eaux d’Île-de-France (Sedif), le plus grand syndicat mixte de France dédié à la gestion du service public d’eau potable et regroupant 135 communes de banlieue parisienne, a annoncé sa volonté d’équiper ses quatre principales usines avec cette technologie.

Un milliard pour une eau « parfaite »

L’objectif du Sedif est de distribuer aux 4,7 millions de Franciliens qu’elle dessert une eau « parfaite », selon les termes d’André Santini, président du syndicat depuis 1983 et maire (UDI) d’Issy-les-Moulineaux. Plus précisément, une eau « pure, sans calcaire et sans chlore » . « Pure » car l’OIBP permet « d’éliminer au-delà des normes, déjà strictement respectées, tous les micropolluants comme les résidus médicamenteux ou les perturbateurs endocriniens » indique le Sedif . « Sans calcaire », car les minéraux qui le composent ne franchissent pas les membranes d’OIBP, ce qui permet de réduire les dépenses énergétiques et de remplacement liées à l’entartrage des appareils, écrit le syndicat. « Sans chlore », enfin, car ce gain en qualité permet de réduire l’utilisation du chlore servant à éliminer la matière organique, donc d’améliorer le
goût de l’eau.

L’OIBP est une étape supplémentaire qui s’ajoute aux méthodes de traitement conventionnelles (filtration au sable et au charbon actif puis désinfection à l’ozone et aux ultra-violets). Combinées, ces méthodes conventionnelles permettent déjà au Sedif de délivrer une eau parmi les meilleures de France, selon tous les experts contactés dans le cadre de cet article.

Pourtant, le syndicat veut faire mieux et, après avoir conduit des études, prévoit d’équiper de l’OIBP ses trois grandes usines : Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) qui prélève l’eau de la Seine ; Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis) qui pompe l’eau de la Marne ; Méry-sur-Oise (Val-d’Oise) qui puise dans l’Oise. Pour cette dernière, déjà dotée d’une technique de traitement par membrane proche de celles de l’OIBP, la modernisation doit coûter 20 millions d’euros. Mais la facture est beaucoup plus salée pour les deux premiers sites : 400 millions d’euros par usine selon le Sedif.

Avant ces grands chantiers, qui doivent s’achever en 2030, le Sedif prévoit de faire de la petite usine d’Arvigny (Seine-et-Marne) un site pilote pour l’installation de l’OIBP. Contrairement aux autres usines du syndicat, Arvigny a la double particularité d’être situé en dehors du territoire du Sedif et de puiser son eau dans une nappe phréatique. Les travaux doivent débuter fin 2021 et durer deux ans, pour un coût estimé à 34 millions d’euros. Le projet doit aussi être approuvé par les services de l’Etat via une procédure d’autorisation environnementale, et a donc fait l’objet d’une enquête publique.

Le concentrat, ils n’en veulent pas

Pendant cette enquête publique, qui s’est déroulée en mai-juin 2021, la communauté d’agglomération Grand Paris Sud (GPS) – où se trouve l’usine d’Arvigny – et le conseil départemental de l’Essonne se sont fermement opposés à l’OIBP. Ils s’estiment directement touchés par le projet, du fait de ses conséquences sur les ressources en eau de leur territoire

Le procédé nécessite en effet de prélever plus d’eau dans la nature pour produire une même quantité d’eau potable. Pour 100 litres d’eau puisée, seulement 85 à 90 litres passent à travers les membranes de l’OIBP. Les 10 % à 15 % restants forment le « concentrat », qui contient tous les micropolluants filtrés par les membranes.

Le problème, c’est que la nappe du Champigny qui alimente l’usine d’Arvigny est sous tension, et le Sedif est déjà contraint par la préfecture de limiter ses prélèvements. Comme l’observe l’Autorité environnementale, la mise en œuvre de l’OIBP « conduit à un accroissement des prélèvements de l’ordre de 10 % pour produire la même quantité d’eau potable et donc a priori à des prélèvements supplémentaires pour satisfaire une demande en eau potable qui demeurerait identique » . Interrogé, le Sedif assure qu’il respectera sa limite de prélèvement dans la nappe

Deuxième grief : les élus locaux de Grand Paris Sud (GPS) et de l’Essonne reprochent au Sedif de rejeter le concentrat chargé en micropolluants dans la Seine.

« Le rejet se trouve de plus à 650 mètres en amont du périmètre de protection rapprochée de la prise d’eau de Morsang-sur-Seine, principale usine d’eau alimentant la population essonnienne » , s’inquiète le conseil départemental de l’Essonne dans un courrier.

Dans une autre lettre, les élus de GPS jugent qu’il « n’est pas concevable que soient rejetés 3 000 m3 par jour de concentrats de substances indésirables que les filières essentielles en aval devront précisément éliminer » . Cependant, 2 dans son avis sur le projet d’Arvigny, l’Autorité environnementale observe que ce rejet ne représenterait au maximum que 0,05 % du débit de la Seine, et que l’eau du fleuve restera donc potabilisable. Un argument retenu par le commissaire enquêteur, qui a rendu début septembre un avis très favorable au projet du Sedif. Du côté du GPS, on insiste sur le fait que cet avis n’est « pas contraignant » et que « l’opposition se poursuivra » pendant l’instruction du dossier par les services de l’Etat.

Mais qu’en est-il des deux grosses usines de Choisy-le-Roi et Neuilly-sur-Marne, qui peuvent produire 20 fois plus d’eau que celle d’Arvigny ?

« Pour ces usines, le concentrat doit aussi être remis en Seine ou en Marne. Certes, on peut dire qu’on ne fait que remettre ces polluants où ils ont été pris, mais ce rejet va quand même minéraliser les cours d’eau. Et surtout, le concentrat peut contenir des métabolites, de petites molécules issues de la dégradation de molécules polluantes pendant leur traitement et qui sont plus difficiles à traiter ensuite » , note Régis Taisne, chef du département Cycle de l’eau à la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR).

Contacté à ce sujet, le Sedif répond qu’il n’a pas encore été décidé si le concentrat issu de ces deux grosses usines serait rejeté, mais que la solution est « envisageable » car les études conduites montrent qu’un rejet n’aurait « pas de conséquence »?

Confronté à ces oppositions, le Sedif met en avant une enquête d’opinion réalisée en 2018, selon laquelle deux tiers des sondés affirment être prêts à payer 1 euro de plus par mois et par personne pour l’élimination des micropolluants, du calcaire et du chlore. Sauf que les données brutes de cette enquête montrent aussi que la principale priorité des sondés est de protéger la ressource en eau (à 37 %), avant de supprimer les micropolluants (27 %), le calcaire (8 %) et le chlore (2 %). Des chiffres confirmés par le Sedif.

Trop propre, trop cher ?

Autre sujet de discorde, l’eau issue du traitement par OIBP serait, selon les détracteurs du projet, trop propre pour être directement consommée. En effet, pour que sa potabilité soit garantie, l’eau doit contenir un minimum de calcaire, faute de quoi elle entraînerait la corrosion des canalisations, ce qui dégraderait sa qualité. L’eau osmosée (traitée par l’OIBP) doit donc être reminéralisée après traitement, ce qui revient à la mélanger avec de l’eau issue de la filière classique.

« On dépense des sommes faramineuses pour obtenir une eau trop pure que l’on doit à nouveau couper avec 20 % d’une eau issue d’une filière classique. Vu que pour les perturbateurs endocriniens, leur effet nuisible n’est pas dépendant de la dose, à quoi sert d’avoir épuré 80 % de l’eau que l’on re-mélange avec 20 % d’une eau de filière classique ? » s’interroge la Coordination Eau Île-de-France, une association présidée par Jean-Claude Oliva, vice-président de l’intercommunalité Est Ensemble et adversaire farouche de l’OIBP.

A ce sujet, le Sedif indique même que l’eau qui sortira de l’usine d’Arvigny sera composée à 70 % d’eau osmosée et à 30 % d’eau classique. Un même mélange aura lieu dans les autres usines « mais dans des proportions encore inconnues ».

Au-delà des questions de préservation de la ressource en eau, les opposants à l’OIBP pointent le coût énergétique et économique de cette technologie. Concernant l’usine d’Arvigny, « le projet induira une consommation électrique de 3 000 MWh/an, en plus des 1 700 MWh/an consommés par l’usine dans sa configuration actuelle » , note l’Autorité environnementale. Ce quasi triplement de la consommation électrique est aussi à prévoir, à une échelle beaucoup plus grande, pour les plus grosses usines du Sedif.

Surtout, les anti-OIBP dénoncent le coût de ces multiples chantiers pour le portefeuille des habitants. Alors que le Sedif estime entre 20 et 25 centimes par mètre cube d’eau ce coût supplémentaire – pour un prix actuel de 1,30 euro hors taxes – les opposants estiment que le coût du projet est sous-évalué et tablent sur un surcoût de 30 à 40 centimes.

En réponse, le syndicat mixte brandit une étude commandée au cabinet Deloitte, qui annonce que l’OIBP permettra au consommateur de faire des économies. Selon le document, la diminution du calcaire dans l’eau entraînera un moindre renouvellement et une moindre consommation des équipements utilisant de l’eau, et les habitants auront une plus grande propension à consommer l’eau du robinet au lieu de l’eau en bouteille. Chaque consommateur économiserait 40 euros par an grâce à l’OIBP. Reste à juger sur pièce si ces chiffrages s’avèrent exacts.

Règlements de comptes à l’Assemblée

Reste surtout à comprendre pourquoi le Sedif tient autant à ce projet, alors qu’il se félicite chaque année de la qualité de son eau au regard des normes sanitaires. « On anticipe les évolutions futures de la réglementation » , répond Anne-Laure Colon, chef de service Études de faisabilité et Filières hautes performances au Sedif.

Est-ce à dire que cette réglementation est insuffisante ? Celle-ci est pourtant issue de la directive européenne sur l’eau de décembre 2020.

« Les progrès scientifiques qu’on a fait ces 15 dernières années ont permis de détecter de nouveaux polluants. La dernière directive a donc intégré plusieurs de ces polluants, mais pas tous ceux qui ont été découverts, car les preuves scientifiques ne sont pas encore assez robustes pour savoir si, aux doses détectées, ils peuvent avoir un effet sur la santé ou non » , explique Yves Levi, professeur à la faculté de Pharmacie de l’Université Paris-Sud.

« La directive européenne est rigoureuse, mais donne peu de détails sur les perturbateurs endocriniens ou les résidus médicamenteux, qui font l’objet d’un suivi. Il est donc possible qu’elle évolue » , abonde Rémi Thalamy, formateur spécialisé en eau potable à l’Office international de l’eau.

Alors, peut-on reprocher au Sedif d’être simplement précautionneux ? Un consultant spécialiste de l’eau, qui souhaite rester anonyme, donne une explication complémentaire : « Le Sedif veut laver l’eau potable plus blanc que blanc. C’est logique politiquement, vu la sensibilité écologique dans la région, mais ça ne vaut pas le coup économiquement, surtout quand on sait que seulement 1 % de l’eau potable consommée est bue ! » En outre, poursuit-il, « pour l’entreprise qui apporte la technologie d’OIBP, c’est une excellente vitrine pour la vendre à l’étranger. » Et cette entreprise a toutes les chances d’être Veolia.

Si la modernisation de l’usine pilote d’Arvigny a été confiée à l’entreprise Saur, plusieurs experts interrogés estiment que c’est Veolia qui bénéficiera des plus gros chantiers. Le géant français de l’eau, plus que jamais numéro un mondial après avoir racheté son concurrent Suez, est lié depuis 1922 au Sedif, qui lui délègue la gestion de son eau. Le syndicat a décidé en mai 2021 de poursuivre ce fonctionnement en délégation de service public , et de ne pas suivre le mouvement croissant de remunicipalisation de l’eau (voir zoom). Il doit choisir en 2023 à quelle entreprise il délègue cette gestion et Veolia fait figure d’ultra-favori.

Zoom

Délégation de service public, régie : comment la gestion de l’eau a évolué.

Progrès scientifiques et hygiène ont fait de la gestion de l’eau une affaire publique à la moitié du XIXe siècle. Début XXe, les communes se regroupent pour mutualiser cette gestion ou la délèguent à des entreprises privées comme La Générale des eaux (devenue Veolia) ou La Lyonnaise des eaux (devenue Suez).

Ce modèle de délégation de service public (DSP) progresse jusque dans les années 1990 mais, après une série de scandales, un mouvement de municipalisation débute, jusqu’à couvrir près de la moitié de la population. Paris, Nice, ou Grenoble, et plus récemment Bordeaux ou Lyon, ont choisi d’adopter la régie publique, assurant les investissements et la gestion des infrastructures.

Le projet OIBP est-il lié à la proximité entre le Sedif et Veolia ? Le sujet est inflammable… Le président du Sedif, André Santini, s’en est vivemement pris à la députée LFI Mathilde Panot, après son audition par la commission d’enquête parlementaire sur « la mainmise sur la ressource en eau par les intérêts privés » , présidée par cette dernière.

Tandis que l’élue affiche son opposition à l’OIBP, André Santini a déposé une plainte contre X en diffamation, visant une phrase prononcée par l’un des experts auditionnés, affirmant qu’il est « de notoriété publique que les intérêts privés sont majoritairement en charge des orientations, des choix, et des activités du service de l’eau du Sedif » . La plainte est en cours d’instruction, affirme le syndicat.

Techno-solutionnisme contre approche préventive

Pour d’autres observateurs, le projet OIBP relève moins de la collusion entre intérêts publics et privés que d’une approche techno-solutionniste de la gestion de l’eau. Régis Taisne remarque ainsi qu’une « forte culture technologique» règne dans le syndicat. « L’attelage Veolia-Sedif fait du bon boulot, mais il a un tropisme techniciste » , estime quant à lui Benjamin Gestin, directeur général d’Eau de Paris, la régie publique de la capitale, qui communique sur son approche moins « high tech ».

Critique de l’OIBP, il met en avant la modernisation moins onéreuse (45 millions d’euros) de l’usine d’Eau de Paris à Orly, avec une technologie basée sur du charbon actif, permettant de réduire les micropolluants. « Nous allons aussi investir 50 millions d’euros sur six ans en aides agricoles pour faciliter la transition écologique sur les aires de captage. » Bref, payer les agriculteurs situés en amont des usines pour qu’ils cessent d’utiliser des intrants qui polluent les ressources d’eau.

Le Sedif ferait-il mieux d’investir un milliard dans la protection de la ressource plutôt que dans l’OIBP ?

« Nous menons aussi des actions de protection, mais nous ne pouvons pas supprimer la pollution de la Seine ou de la Marne, ce qui demanderait une réforme profonde de l’agriculture française. La vocation du Sedif est avant tout de produire une eau de qualité » , répond Anne-Laure Colon.

Si les gros acteurs de l’eau rechignent à opter pour une approche écologique globale, il ne reste que le législateur pour s’en mêler. Selon un universitaire membre d’une instance publique liée à la gestion de l’eau, qui souhaite rester anonyme, « tant qu’on n’a pas une réforme majeure des pratiques agricoles, on sera confrontés à cette difficulté. En attendant, le Sedif veut régler un problème systémique – la pollution de la ressource en eau – avec une solution technologique en aval. Ça ne règle pas la source du problème, par contre ça crée de la croissance…»

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